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ments esthétiques se présentent la plupart sous la forme d’arrêts non motivés, d’affirmations sans preuves, et, surtout depuis quelque temps, de comparaisons saugrenues entre les arts les plus essentiellement différents, entre la musique et la peinture. Pour venir en aide à ces esthéticiens mal avisés, Sully-Prudhomme se donne la peine de relever méthodiquement toutes les assimilations ou rapprochements qu’il est permis d’établir entre les arts fondés sur les sensations visuelles et les arts fondés sur les sensations auditives. Nous lui emprunterons ici quelques exemples intéressants.

Entre les divers sons que rend un même corps vibrant, il existe une qualité essentielle commune, le timbre qui constitue à chaque instrument de musique une sorte de personnalité. De même, quelle que soit la quantité de lumière reçue par un corps, il conserve sa couleur propre. Cette couleur et ce timbre sont des qualités de même ordre, parfaitement comparables, dont le langage a senti et exprimé depuis longtemps la parenté intime. En allemand, le timbre s’appelle klangfarbe, couleur du son.

En revanche, on ne peut pas plus dire la gamme des « rouges » ou des « verts », qu’on ne peut dire la gamme des timbres ; il y a des familles d’instruments, apparentés par l’identité de leur timbre, la famille des instruments à corde, la famille des instruments de bois ou de cuivre, comme il y a les familles des rouges, des verts et des violets.

Deux sons peuvent former un accord où l’on perçoit chacun des sons composants ; deux couleurs mélangées ne le peuvent pas, parce que chacune d’elles disparaît dans le mélange.

Nous n’avons pu donner, dans ce qui précède qu’une idée bien incomplète du maître-livre que nous venons d’analyser. Le lecteur qui s’intéresse à cet ordre de questions devra prendre le volume tout entier, le lire page à page, phrase à phrase, pour tirer tout le parti possible de cet ouvrage rempli de pensée jusqu’à en déborder parfois. Il sera grandement récompensé de son effort et de son attention par la rigueur absolue des déductions métaphysiques, le départ si consciencieusement opéré sur chaque point entre le certain, le probable et le possible, enfin par des pages du sentiment littéraire le plus élevé, le beau passage sur le Parthénon et sur la valeur esthétique de la théorie darwinienne notamment. Je ne dis pas que pour le public un profane, philosophiquement parlant, des lettrés et des artistes, il ne sera pas utile de mettre en lingots ce bloc de matière précieuse, de monnayer pour les faire circuler, ces idées si profondes et si fines, si discrètement présentées, mais on peut compter que le grand et beau travail de Sully-Prudhomme sera pour longtemps la mine où l’artiste curieux de savoir ce qu’il fait, le critique soucieux de savoir ce qu’il dit, viendront puiser à pleines mains.

Georges Guéroult.