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ANALYSES.sully-prudhomme. L’expression.

pas le même pour tout le monde, car il correspond à l’idéal que chacun se fait du bonheur, idéal conforme au tempérament.

Le sublime diffère du beau en ce que l’idéal s’y trouve, en tout ou en partie, exceptionnellement réalisé, d’où nait dans l’homme cette surprise admirative qui est l’enthousiasme.

De cette définition, il résulte que c’est la volonté surtout qui est apte à fournir à l’expression le trait sublime. L’héroïsme est sublime parce que l’âme s’y montre maîtresse d’elle-même, et par là entièrement créatrice du bien qu’elle conçoit. Sur tous les autres terrains, l’homme rencontre des obstacles, des difficultés partiellement insurmontables ; ses conquêtes ne s’y font qu’à titre précaire et incomplet. Dans ce petit coin de l’univers qui est sa volonté, il est maître chez lui, maître de réaliser, au besoin par le sacrifice de lui-même, le bien idéal qu’il conçoit. Or l’idéal implique, dans son essence, quelque chose d’infini. Il y a donc quelque chose d’infini dans la sensation du sublime, et, par sympathie, toute étendue dont l’une des dimensions au moins nous semble illimitée est, par cela même, très propre à exprimer le caractère essentiel du sublime.

Cette définition, très profonde et originale, se rapproche de celle donnée par Saurin au siècle dernier, et rapportée par M. Michiels dans son Histoire des idées littéraires. Elle explique en quoi les conceptions de l’esprit scientifique, l’hypothèse de Laplace par exemple, peuvent s’élever jusqu’au sublime. Le savant a imaginé un système pour expliquer le monde ; par l’observation et l’expérimentation, il lui est donné de constater que son explication est admissible. Il y a là une véritable réalisation d’un idéal spécial, une joie immense, et, en raison de la disproportion entre l’univers expliqué et l’atome pensant qui l’explique, un véritable sentiment du sublime. Ne serait-ce même pas dans cette réalisation possible de leur idéal qu’il faudrait attribuer la sérénité, l’optimisme dont les grands savants sont coutumiers ? Comblés des dons les plus heureux, mais entraînés à la poursuite d’aspirations souvent par trop chimériques, les lettrés, philosophes, romanciers, poètes, sont plutôt pessimistes. Ils me font un peu l’effet de ces enfants qui refusent tous les jouets à leur portée, et se désolent parce qu’on ne veut ou qu’on ne peut leur donner la lune.

Nous passerons encore sans nous arrêter, mais non sans la recommander au lecteur, sur l’analyse des expressions diverses que comportent l’architecture, la sculpture, la peinture, la musique, la danse, l’art dramatique pour arriver à un chapitre très nouveau, et auquel il serait difficile de refuser le caractère d’une sorte d’utilité publique. Je veux parler du chapitre consacré à la critique d’art, et où l’auteur s’est proposé de vérifier, dans ses balances fines et précises, l’exactitude des termes et des comparaisons en usage.

Après avoir défini le critique d’art idéal, trop idéal hélas ! un artiste auquel il ne manquerait que l’obéissance de la main au cerveau pour être lui-même un créateur, Sully-Prudhomme constate que les juge-