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des sortes de dessins, de mouvements définis dans un espace sui generis.

Pour les lignes et les surfaces, comme il s’agit de la perception d’un mouvement, le rôle de l’intelligence dans l’interprétation des sensations, a une importance très grande. À cet égard, Sully-Prudhomme donne un exemple très topique. Prenons un polygone étoilé, symétrique par rapport à son centre. Si nous estimons que cet ensemble de lignes représente une étoile, il nous apparaît comme gracieux et agréable à regarder. Sa symétrie donne aux mouvements de l’œil cette facilité, cette aisance, qui sont caractéristiques de la grâce. Imaginons au contraire, que nous interprétions la moitié de cette figure comme la représentation d’un profil grotesque, la symétrie disparaît, l’impression change, les lignes nous semblent brusques et heurtées, la grâce s’évanouit.

Les définitions du beau et du sublime présentent aussi un grand intérêt, quoique moins directement peut-être émanées de la théorie de l’auteur.

« L’âme humaine, dit Sully-Prudhomme, aspire au bonheur, c’est-à-dire à la pleine satisfaction donnée à toutes ses aptitudes, et, dans la condition terrestre, ses aspirations dépassent de beaucoup ses joies réalisables. Il y a donc quelque chose de nécessairement indéterminé dans l’objet suprême de ses vœux. La pensée prend donc tous les caractères du rêve quand elle s’applique au bonheur. L’âme alors rêve à l’inaccessible, et ce rêve lui fait sentir comme infinie sa puissance de joie. Elle s’attache avec avidité à tout ce qui peut favoriser cet état moral, sorte d’élan vers son idéal qui est, par excellence, l’extase. Tandis que l’extase est illimité dans son objet, la sensibilité physique est bornée ; le plaisir, au-delà d’une certaine vivacité, épuiserait les nerfs. Il semble donc qu’aucune perception sensible[1], quelque agréable qu’elle puisse être, ne soit capable d’exprimer l’extase. Mais, com me l’élément commun à l’agréable et à la joie, est extrêmement abstrait, l’expression qui met en saillie cet élément commun est, par essence, très indéterminée ; cette indétermination même ouvre à l’imagination un champ indéfini. Une perception sensible, délicieuse, exprime une joie sans nom ; l’indétermination de cette joie permet de l’imaginer aussi grande que l’on veut, et l’aspiration à ce bonheur inqualifiable, qui échappe à toute prise comme à toute définition, c’est précisément l’extase. Contempler, c’est regarder avec extase ; admirer, c’est jouir de la contemplation en jugeant la chose contemplée. »

On pourrait peut-être résumer brièvement cette analyse un peu longue et subtile en disant que le sentiment du beau naît d’une perception sensible tellement agréable qu’elle semble démontrer la possibilité de la réalisation de l’idéal. Naturellement, le beau est indéfinissable, puisqu’il repose sur un élément indéterminé, l’irréalisable idéal. Il n’est

  1. Dans le système de l’auteur, une perception sensible est l’idée ou image qu’on se forme d’objets extérieurs.