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ANALYSES.sully-prudhomme. L’expression.

Or, par des expériences antérieures, nous savons ou croyons savoir que tout mouvement ou changement des objets extérieurs suppose une cause que nous appelons force ; quant aux changements d’état de notre être moral, nous leur supposons aussi des causes que nous appelons passions ou sentiments. De l’identité des effets respectivement produits dans ces deux mondes, nous concluons à l’analogie des causes. De là cet antropomorphisme par lequel nous prêtons, non seulement aux animaux, nos frères cadets, comme disait François de Sales, mais aux plantes, aux rochers, aux étoiles, à l’univers entier des sentiments et des passions analogues aux nôtres. Par des considérations du même genre, mais développées et enchaînées avec la plus exacte logique, Sully-Prudhomme arrive à la définition rigoureuse de l’expression. « L’expression d’un être pour un homme, c’est la révélation de cet être à cet homme par une sympathie créée entre leurs états moraux intérieurs respectifs, grâce à l’impression produite par la forme sensible de l’être sur les sens de l’homme. Cette expression est objective tant que la forme détermine dans l’homme une sympathie qui lui révèle hors de lui un état moral réellement existant ; tel est, par exemple, le spectacle d’une mère pleurant la mort de son enfant. Elle est subjective quand la forme détermine une sympathie à laquelle ne correspond au dehors aucun état moral réellement existant, comme l’aspect d’un saule pleureur, dont l’attitude nous semble, par anthropomorphisme, refléter une sorte de mélancolie.

Nous passons rapidement sur toutes ces analyses si fines, si délicates, si rigoureuses, qu’elles ne se prêtent point à être analysées ; il faut les lire d’un bout à l’autre.

Arrivons à ce qui tient lieu, en pareille matière, de la vérification expérimentale, c’est-à-dire à l’examen des principales conséquences que Sully-Prudhomme tire de ses théories. D’abord quelques définitions nouvelles et originales, celle de la grâce entre autres.

Objectivement, une forme gracieuse est expressive d’une action variée qui demande peu de force, subjectivement une perception gracieuse est expressive de l’exercice aisé des facultés mentales. La grâce serait donc, d’après cela, ce qu’il y a d’agréable aux sens et à l’âme dans une perception à la fois variée et facile, exprimant l’exercice modéré d’une force ou d’une faculté quelconque. De cette définition, entre autres conséquences curieuses, il résulte que toutes les perceptions ne comportent pas la grâce et ses divers modes. Pour exprimer l’action, même modérée d’une force ; il faut la perception d’un mouvement d’une certaine nature, curviligne, sans angles aigus, la fameuse « ligne de beauté » d’Hogarth ; ce mouvement, l’œil dans la perception visuelle, le toucher dans la perception tactile des lignes et des surfaces, peuvent le constater. Mais une couleur, une odeur, une saveur, n’impliquent en rien l’idée d’un mouvement quelconque ; elles ne sauraient donc être expressives de la grâce. Si les sensations auditives comportent l’expression de la grâce, c’est que la musique admet