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Si, par exemple, à un moment donné, nous avons la sensation d’une éclipse de soleil, que nous l’expliquions par les mouvements relatifs des objets qui nous donnent la sensation de soleil et la sensation de lune, si enfin par cette explication, nous sommes amenés à prédire à époque fixe une éclipse de lune, et que cette prédiction se réalise, il est évident que tout n’est pas chimérique et illusoire dans la connaissance que nous avons réussi à nous former du monde extérieur.

Sully-Prudhomme, dans sa préface à la traduction de Lucrèce, avait fait un pas de plus. « Il ne peut, disait-il, y avoir communication entre le monde extérieur et le monde intérieur qu’à la condition qu’il existe quelque chose de commun entre eux. Dans la sensation de résistance, par exemple, nous sentons une force s’opposer à notre effort ; il faut bien que cette force et cet effort soient de même nature, sans quoi l’opposition, la comparaison, ne pourraient pas avoir lieu pas plus qu’entre une sensation visuelle et une sensation lumineuse. » C’est sur ce principe qu’on pourrait appeler le principe de l’homogénéité, que repose toute la nouvelle théorie de l’expression.

Entre les groupes de sensations perçues comme correspondant à des objets extérieurs, autrement dit entre les formes (ce mot étant pris dans son sens le plus général), et nos états moraux déterminés par des phénomènes purement intérieurs, il existe des caractères communs. Ceci est, non pas une hypothèse, mais un fait attesté par le langage lui-même. Sully-Prudhomme a dressé un tableau très complet des qualificatifs qui peuvent également convenir à des formes matérielles et à des états moraux, et il analyse avec beaucoup de finesse les saisissantes analogies que la pensée parlée a dégagées par un incessant travail. Il y a des douleurs morales aiguës comme une pointe d’épée, des illusions dont le déboire est aussi amer que celui des plus amères liqueurs.

On pourrait se demander quels sont, en essence, ces caractères communs à des choses aussi profondément différentes. Sans aborder ici l’étude d’un si difficile problème, il semble permis de hasarder sous toutes réserves l’explication suivante. Notre être moral, ce que nous appelons notre âme, peut affecter successivement des états différents dont nous avons successivement conscience. Dans chacun de ces états, es notions fournies par les objets extérieurs sous forme de sensations, jouent un rôle important qui peut même devenir un rôle prépondérant lorsque notre attention est attirée de ce côté. À tout mouvement, ou d’une façon générale, à tout changement extérieur, correspond dans ces conditions, un changement, un mouvement dans l’état de notre être intérieur. Ces deux ordres de mouvements ou de changements ont quelque chose de commun, c’est la rapidité plus ou moins grande avec laquelle ils s’opèrent ou semblent s’opérer[1].

  1. Je dis semblent s’opérer parce qu’à la rigueur les notions des objets extérieurs pourraient être des hallucinations.