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nous n’insisterons pas ; en excluant la poésie de la région qu’il allait fouiller avec la patience et la tenacité du chercheur, Sully-Prudhomme paraît avoir obéi à une sorte de discrétion, de pudeur professionnelle plutôt qu’à une impulsion raisonnée. Il est tout naturel qu’il répugne à dépouiller publiquement de tous ses voiles la Muse qui, depuis tantôt vingt-cinq ans, lui a prodigué ses faveurs avec tant de constance.

L’artiste, au sens admis dans cette étude, se distingue des autres hommes par une aptitude spéciale à jouir ou à souffrir des couleurs, des lignes, des notes pour elles-mêmes. Chez le musicien, l’oreille n’est satisfaite qu’autant qu’il existe entre les vibrations sonores qu’elle perçoit certains rapports numériques simples, déterminés par la science. Il est extrêmement probable qu’il y a quelque chose d’analogue pour les couleurs, mais l’artiste n’a pas besoin de calculer ces proportions. Grâce à la perfection exceptionnelle de ses organes, c’est par une sensation agréable ou désagréable qu’il résout d’emblée les problèmes de l’acoustique et de l’optique.

Cette perfection du sens, commune à l’amateur et à l’artiste, ne suffit pas pour créer des œuvres intéressantes. Parmi toutes les combinaisons de sensations dont un artiste apprécie la justesse en vertu de son aptitude spéciale, il en est qui lui sont particulièrement agréables et chères parce qu’elles correspondent à son tempérament, c’est-à-dire à sa nature même, physique et morale, dans toute sa complexité. C’est ce tempérament qui fournit l’idéal, le terme abstrait nécessaire à toute comparaison, à toute préférence. Nous évaluons la qualité de chaque chose par cette qualité abstraite qui est notre idéal, et nous choisissons celle qui la possède au plus haut degré. L’idéal est déterminé par le tempérament sans y être toujours conforme ; il peut être déterminé aussi, en effet, par contraste avec ce tempérament. C’est ainsi qu’on voit souvent les faibles sympathiser vivement avec la force et s’essayer à l’exprimer par une sorte de « jalouse admiration pour ce qui leur fait défaut. »

De là une première conséquence capitale, c’est que l’œuvre, par conformité ou par contraste, nous révèle le tempérament, la nature intérieure de l’artiste, ce qui le distingue des autres, ce qui fait son originalité.

Les préférences qui constituent l’idéal déterminent la part d’invention et de composition. Inventer dans un art, c’est, avant tout, découvrir des harmonies exclusivement propres à cet art, c’est penser dans cet art Il y a des idées musicales, picturales, sculpturales, architecturales qui forment ce qu’on appelle les motifs. Il faut bien se garder de confondre le motif avec le sujet, lequel peut convenir à des arts différents. Une mère allaitant son enfant, voilà, par exemple, une donnée dépourvue de toute forme sensible spéciale, qui ne devient motif d’art qu’à mesure qu’elle est pensée par un cerveau de peintre ou de sculpteur, et elle le sera tout différemment par l’un ou par l’autre. Il n’y a donc pas de sujet beau en soi ; la beauté du sujet est toute relative à l’art qui le traduira.