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ANALYSES.schaeffle. Le corps social.

tant raisonné ! D’ailleurs n’est-ce pas d’Allemagne que nous est venue cette idée, que le malheur croit toujours avec la conscience ?

Émile Durkheim.

Sully-Prudhomme. L’expression dans les beaux-arts (Paris, Alphonse Lemerre, in-8o).

Le livre de Sully-Prudhomme est une œuvre philosophique d’une haute portée, tout à fait digne de cette préface à la traduction de Lucrèce qui, il y a plus de quinze ans, avait assigné au poète, alors tout jeune, un rang éminent parmi les penseurs de son époque. La critique d’art existe-t-elle ou non ? Repose-t-elle sur quelque fondement rationnel, ou est-ce simplement, comme sous la plume de la plupart des écrivains qui en font métier, de l’histoire, de l’érudition, de la littérature à propos d’art ? Y a-t-il ou non un lien saisissable entre les appréciations du goût et les jugements de la raison ?

Pour résoudre ces différentes questions, Sully-Prudhomme, au lieu de s’engager à la poursuite hasardeuse de la définition métaphysique du Beau, a tenté d’en observer la formation dans l’âme même de l’artiste. Le véritable titre de son livre serait donc plutôt « la Psychologie de l’Artiste » ou au moins un chapitre détaché de cette œuvre à faire, dont l’Expression forme le principal paragraphe. Nous allons exposer les principaux résultats de ce travail.

Dans un premier livre, Sully-Prudhomme étudie spécialement les aptitudes sensorielles qui font l’artiste et les modes de notation adoptés pour les différents arts.

Et d’abord qu’est-ce que les beaux-arts ? Le langage usuel entend par là simplement les arts plastiques, puis la musique, l’art du comédien, la chorégraphie.

Cette définition est évidemment trop restreinte, et tout le monde sent que l’art de l’orateur ou du poète, diffère de l’art du potier ou du charpentier par une intervention incontestable de l’élément esthétique. Pour notre part, dans une étude sur ce sujet, publiée par la Revue Philosophique de juin 1881, nous estimions que le caractère spécifique de l’art, c’est de faire communiquer l’âme de l’artiste avec celle de l’auditeur ou du spectateur par l’intermédiaire actif et exclusif de la sensation. « Ce qui différencie, dit Sully-Prudhomme, l’éloquence, la poésie, la littérature en général, des beaux-arts, c’est que, dans l’éloquence et les lettres, les signes prédominants sont conventionnels ; ce sont les mots ; tandis que les formes, autrement dit les groupes de sensations visuelles ou auditives constituent des signes expressifs, indépendamment de toute convention. On s’étonnera peut-être de voir ainsi la poésie et l’éloquence, bannies par un poète académicien du domaine propre de l’esthétique. Il semble difficile qu’une part très grande, sinon la plus grande, de l’impression d’un beau vers, ne revienne pas au rythme, à la musique des mots disposés d’une certaine façon. Mais