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d’elle qu’elle se dévoue aux intérêts communs ? Sans doute il nous répugne d’admettre une antinomie entre le cœur et l’esprit. Mais d’autre part le sentiment nous paraît être chose trop complexe pour pouvoir être sans danger réfléchi par tout le monde. Allez trouver un homme ordinaire et, par une savante éducation, débarrassez-le de ses instincts et de ses habitudes ; donnez-lui la pleine conscience de lui-même ; faites-en une pure raison. Ainsi transformé il ne comprendra plus la grandeur du patriotisme, ni la beauté du sacrifice et du désintéressement. Ou bien, si vous parvenez à lui en donner quelque idée, cette notion sera pour lui tellement indécise et flottante qu’elle restera sans action sur sa volonté. Mais alors, l’individualisme nous ressaisit. Chaque individu ne voit plus de la société que le coin où il vit, et, entre tous ces petits mondes épars il n’y a plus rien de commun.

Quant aux remèdes que Schæffle propose, ce sont des palliatifs impuissants. Qu’est-ce par exemple que ces autorités autour desquelles il fait graviter les intelligences et les sensibilités individuelles ? N’est-ce pas la raison qui les crée et les maintient ? Elle reste done maîtresse souveraine, et, vec sa suprématie, conserve tous ses inconvénients. Une foi voulue, raisonnée et qui peut se reprendre à tout moment ne lie pas l’esprit, mais ne peut guère lui procurer qu’un repos de quelques instants. Schæffle croit tout sauver en dérobant à l’action de la foule l’organe de la volonté. Mais c’est une erreur de croire que deux jugements contradictoires peuvent sans danger coexister dans une même conscience. Toute idée quand elle est échauffée par le sentiment, tend à l’action. Si l’anarchie règne dans l’intelligence et dans la sensibilité, elle ne tardera pas à pénétrer dans la région de la volonté. L’histoire nous apprend que les peuples, divisés d’opinions, deviennent incapables de tout effort collectif. Comme dernière ressource contre l’individualisme il nous reste, il est vrai, ce que Schæffle appelle le sens de la solidarité, Gemeinsinn. Sans doute tout homme comprend instinctivement qu’il ne se suffit pas à lui-même. L’enfant sent bien qu’il dépend de ses parents, le marchand de ses clients, l’ouvrier de son patron, le patron de ses ouvriers. Ces rapports sont simples, évidents, tangibles et n’échappent à personne. Mais il s’agit de savoir si ce sentiment peut aller jusqu’à comprendre la société tout entière. Or, nous avons vu que la plupart des intelligences ne sont en état d’embrasser qu’un horizon restreint. Le cœur ne saurait être plus large que l’esprit. Si je n’aperçois pas les liens invisibles qui me rattachent au reste de la nation, je m’en croirai indépendant et j’agirai en conséquence.

Non seulement Schæffle ne répond pas à ces objections, mais il passe à côté sans paraître les voir. C’est qu’il a une foi robuste dans la raison et l’avenir de l’humanité ! Aussi rien ne vient troubler le calme et la sérénité de ses analyses. On n’y sent même pas ces craintes, ces vagues inquiétudes si familières à notre temps. Cet optimisme se fait rare aujourd’hui, même chez nous. Nous commençons à sentir que tout n’est pas clair et que la raison ne guérit pas tous les maux. Nous avons