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ANALYSES.schaeffle. Le corps social.

logie d’une part et l’organographie de l’autre. Si la vie des sociétés est éminemment consciente, la psychologie doit être partout. Et, en effet, de quoi sont faits par exemple ces huit tissus dont le rôle est de tenir unis les citoyens d’une même nation ? D’idées et de sentiments, dont l’étude appartient à la psychologie. Aussi M. Renan a-t-il pu nous en parler dans une conférence populaire sans penser un seul instant qu’il faisait de l’histologie[1]. Encore une fois, ces métaphores et ces analogies avaient leurs avantages aux débuts de la science ; suivant une expression de Spencer, ce sont d’utiles échafaudages, mais qui nous masquent la réalité. N’est-il pas temps de les jeter à bas pour nous mettre en face des choses ?

Cet éclectisme de notre auteur se fait particulièrement sentir à propos d’une des questions les plus graves qu’ait à résoudre la sociologie. Les sociologues se divisent en deux écoles, suivant qu’ils subordonnent la société à l’individu ou l’individu à la société. Pour les premiers la libre raison est l’unique moteur de la vie sociale. Ils ne demandent pas à l’individu de dépasser le cercle étroit de ses intérêts personnels. Pour cela la raison lui suffit : elle est même seule compétente et rien ne saurait la remplacer. Toute contrainte, habile ou violente, serait inutile et mauvaise. Mais si la société est un être qui a sa fin, alors il est permis de trouver les raisons individuelles trop indépendantes et trop mobiles, pour qu’on puisse leur confier sans crainte les destinées communes. Voilà ce qui a amené certains philosophes à faire descendre la moralité des hauteurs de la pleine conscience dans les régions obscures de l’instinct. Ils en font une espèce de mystère qu’ils dérobent aux regards de l’esprit ; c’est sur l’éducation et l’hérédité qu’ils comptent pour l’imprimer dans l’organisme. Certes, voilà deux tendances nettement opposées et qui semblent s’exclure ! Schæffle essaie pourtant de les concilier. D’une part il proteste contre l’individualisme, sorte d’atomisme social, qui désagrège la société et fait de l’état de guerre, non seulement l’état de nature, mais l’idéal de l’humanité. Et cependant nous avons vu qu’il attend de la seule conscience l’accord des volontés. Mais alors les objections se pressent de toutes parts. Accordons qu’on puisse avoir des conditions de la vie sociale une connaissance adéquate ; encore faudrait-il reconnaître qu’elle n’est accessible qu’à de vigoureux esprits. Le premier venu peut se représenter aisément le groupe dont il fait immédiatement partie : pour se mouvoir convenablement dans cette petite sphère, c’est assez d’une honnête intelligence. Mais pour penser, les trente ou quarante millions d’hommes qui composent nos peuples actuels, et les conditions d’équilibre de ces masses énormes, pour avoir à chaque instant présent à l’esprit le vaste système des harmonies sociales, il faut une force d’attention que tous ne possèdent pas. Que fera donc la foule ? Comment obtiendrez-vous

  1. Renan : Qu’est-ce qu’une Nation ? Conférence faite en Sorbonne le 11 mars 1882.