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traire à ses intentions. Et nous ne comprenons pas, en effet, ce qu’on gagne à mettre ainsi la sociologie en tutelle. Nous reconnaissons volontiers que la société est une sorte d’organisme ; mais nous ne voyons pas en quoi cet aphorisme fonde la science. Si l’on entend par là qu’une nation est composée d’éléments coordonnés et subordonnés les uns aux autres, on ne fait que répéter un véritable truisme. Si l’on veut dire que l’étude de la vie individuelle est une excellente préparation à l’étude de la vie sociale, on donne un bon conseil aux sociologues à venir. Mais, si l’on va plus loin, si l’on ne voit dans la sociologie qu’une application nouvelle des principes biologiques, — et, si les mots ont un sens, c’est bien ce que signifie cette expression de sociologues biologistes, — alors on impose à cette science des conditions qui ne pourront qu’en ralentir le progrès. Le grand service que Claude Bernard a rendu à la physiologie fut précisément de l’affranchir de toute espèce de joug, de la physique et de la chimie comme de la métaphysique, réservant pour un avenir éloigné l’heure des généralisations. Il convient de procéder avec la même prudence dans l’étude des sociétés. Avant de chercher à quoi ressemble et de quoi diffère cet objet nouveau de la spéculation, il faut savoir en quoi il consiste ; il faut l’observer en lui-même, pour lui-même et d’après une méthode appropriée. Voilà ce que Schæffle a voulu faire. De ce que la nature ne procède pas par bonds et par sauts, il ne s’ensuit pas que toutes choses soient semblables et puissent être étudiées d’après les mêmes procédés. L’évolution n’est pas une répétition monotone ; la continuité n’est pas l’identité. Assurément tous ces débats sur l’origine des sociétés sont loin d’avoir été inutiles. On a ainsi porté le dernier coup aux doctrines de Hobbes et de Rousseau ; on a montré que la science sociale avait un objet non moins réel que les sciences de la vie ; en même temps on apportait un mot et une idée qui permettaient aux esprits de se représenter l’être nouveau dont il était question. Mais la sociologie est maintenant sortie de l’âge héroïque. On ne lui conteste plus le droit d’exister. Qu’elle se fonde, s’organise, trace son programme et précise sa méthode. S’il y a entre elle et la biologie une réelle affinité, ces deux sciences, en poursuivant leurs développements naturels, sauront bien se rencontrer un jour. Mais une fusion prématurée serait artificielle et par conséquent stérile.

Si même il est permis de faire un reproche à Schæffle, c’est de n’avoir pas assez fermement maintenu la position indépendante qu’il avait si excellemment choisie. Esprit éclectique et complexe, il se joue au milieu des idées les plus diverses, souvent même les plus opposées. Homme pratique, autrefois mêlé à la politique active, il semble avoir conservé une certaine répugnance pour les systèmes trop nettement arrêtés et un goût assez vif pour la conciliation. Ainsi il répète à chaque instant qu’il n’admet pas la doctrine des biologistes : et pourtant il y fait d’importants emprunts. Cette extrême mobilité jette quelque indécision sur le plan de l’ouvrage. On ne peut s’empêcher de trouver étrange la place de la psychologie sociale, ainsi reléguée entre l’histo-