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ANALYSES.schaeffle. Le corps social.

n’est pas une évolution fatale. Les consciences sont perpétuellement ouvertes aux idées et par conséquent au changement ; elles peuvent donc échapper à l’impulsion première, modifier la direction reçue, ou du moins, si elles y persistent, c’est qu’elles le veulent bien. Enfin ce qui met tout à fait à part les sociétés humaines, c’est leur remarquable tendance à l’universalité. Les sociétés animales ne s’étendent jamais que sur un petit espace, et les colonies d’une même espèce restent toujours distinctes, souvent même ennemies. Au contraire, les nations se fondent de plus en plus les unes dans les autres ; les caractères, les races, les civilisations se mêlent et se pénètrent ; déjà la science, l’art et les religions n’ont plus de patrie. Ainsi, de tous les groupes isolés et particuliers on voit peu à peu se dégager une société nouvelle dans laquelle toutes les autres viendront se confondre, et qui finira par comprendre un jour le genre humain tout entier.

VI. Nous n’avons pas voulu interrompre par des discussions ou des remarques la suite de cette exposition, désirant avant tout reproduire le mouvement général de cette belle analyse. Peut-être ce résumé, quoique bien sec, sera-t-il assez fidèle pour donner quelque idée du caractère de cet ouvrage où la richesse des détails et des observations n’exclut pas l’unité de l’ensemble, ou les ressources d’une grande érudition sont mises en œuvre par un esprit d’une large indépendance. On trouvera dans ces neuf cents pages, outre les doctrines sociales dont nous avons parlé, une psychologie, une morale, une philosophie du droit, une théorie de la religion et les principes économiques du collectivisme. Et pourtant si quelque chose lasse par moments notre attention, ce n’est pas précisément l’abondance des matières et la variété des questions, mais plutôt une sorte de pléthore dans le développement qui se répand parfois avec un peu d’abandon. En somme, il est peu de lectures plus hautement instructives pour un Français. C’est par la pratique de ces patientes et laborieuses études que nous fortifierons notre esprit trop grêle, trop maigre, trop amoureux de simplicité. C’est en apprenant à regarder en face l’infinie complexité des faits, que nous nous déferons de ces cadres trop étroits, dans lesquels nous enfermons les choses. Il n’y a peut-être pas d’exagération à dire que l’avenir de la sociologie française est à ce prix.

Mais cet ouvrage n’est pas seulement d’une bonne éducation pour l’esprit. Il fait faire un progrès à la science sociale en revendiquant pour elle une complète indépendance. Chose étrange ! Les philosophes français qui ont parlé de Schæffle, lui ont généralement fait un éloge exactement opposé. Récemment encore, dans un article de la Revue des Deux Mondes[1], M. Fouillée disait que le but de Schæffle avait été de prouver que les lois de la biologie s’appliquaient aux sociétés. Il est possible qu’on trouve dans le livre de notre auteur des preuves à l’appui de cette thèse ; mais ce qui est certain, c’est que rien n’est plus con-

  1. 15 juin 1884.