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ils ne se modifient que lentement et par un progrès continu. Ils doivent donc être soustraits aux fluctuations, aux défaillances, aux brusques révolutions comme il s’en produit trop souvent dans les consciences individuelles. Pour cela il faut qu’ils s’incarnent dans une institution qui puisse vivre d’une vie propre, croître et se développer à travers les âges, entraînant avec elle les générations, loin de dépendre à tout moment des bonnes volontés particulières. Aussi quand on supprime les corporations, on voit aussitôt naître entre les égoïsmes déchaînés une lutte dont les suites ne sont que trop faciles à prévoir. Les plus forts l’emportent, écrasant les plus faibles et les réduisant à la misère Voilà ce que produit l’individualisme. Ou bien l’État intervient, prend en mains ces intérêts généraux qui n’ont pas su s’organiser et se défendre, se substitue à ces corporations qu’il eût mieux fait de créer ou d’entretenir et s’immisce par conséquent dans tous les détails de la vie commune. Alors du prolétariat on tombe dans un socialisme despotique. Tels sont en effet les deux abîmes entre lesquels semblent osciller aujourd’hui les nations civilisées. Il n’y a qu’un moyen d’échapper à ce danger qui nous menace pour un avenir prochain et dont les hommes d’État commencent à se préoccuper, c’est de restaurer les corporations. Bien entendu il ne peut être question de les ressusciter telles qu’elles existaient au moyen âge. Mais il n’est pas impossible de leur trouver une organisation nouvelle, moins étroite et moins immuable, mieux adaptée à la vie mobile d’aujourd’hui et à l’extrême division du travail.

Nous sommes arrivés au terme de l’analyse. La société est composée de cellules qui se groupent en tissus, lesquels à leur tour forment les organes. Mais, quelque réelles que soient ces ressemblances entre les êtres vivants et les sociétés, celles-ci n’en forment pas moins un monde nouveau, sans analogue et sans précédent. En résumé, ce qui les distingue c’est ce triple caractère qu’on ne retrouve nulle part ailleurs : conscience, liberté, universalité. La conscience, nous avons vu que, suivant Schæffle, elle éclaire tout, pénètre tout, meut tout. Et il ne s’agit pas de cette conscience affaiblie et comme éteinte, qu’on accorde généreusement à la cellule, mais qui se distingue malaisément du simple mouvement mécanique. Nous entendons parler de la faculté humaine de penser, de réfléchir et de délibérer. La vie sociale ne se passe pas dans la pénombre de l’inconscient ; mais tout se fait en plein jour. L’individu n’est pas mené par l’instinct ; mais il se représente clairement le groupe dont il fait partie, et les fins qu’il convient de poursuivre ; il compare, discute et ne cède qu’à la raison. La foi elle-même n’est que la libre soumission d’une intelligence qui comprend les avantages et les nécessités de la division du travail. Voilà pourquoi il y a quelque chose de libre et de voulu dans l’organisation sociale. Sans doute les nations ne sont pas nées à la suite d’un contrat, et elles ne peuvent pas se transformer du jour au lendemain. Mais, d’autre part, elles ne sont pas le produit d’une nécessité aveugle, et leur histoire