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ANALYSES.fouillée. Systèmes de morale.

changer par degrés la volonté des individus comme celle des nations et leur faire adorer ce qu’ils avaient brûlé, brûler ce qu’ils avaient adoré tout d’abord.

M. Fouillée adresse lui-même cette objection à M. Secrétan ; mais il ne semble pas voir qu’elle se retourne contre sa propre doctrine. « On aura beau répondre, dit-il, que la contrainte, admissible quand il s’agit d’empêcher l’injustice et la volonté du mal, est impuissante sur la volonté du bien, sur l’amour du bien et sur la foi volontaire : elle est impuissante directement et immédiatement ; mais, indirectement et médiatement, elle est toute-puissante, surtout si elle s’exerce sur des masses selon la loi des moyennes. » Mais alors, lui dirons-nous, que reste-t-il du premier des deux fondements que vous supposez à la justice, la spontanéité de l’amour et du bonheur ? De votre propre aveu, il est un art de préparer et de produire cette spontanéité, et il n’est pas prouvé que les procédés de cet art ne puissent être la contrainte ni la ruse. Reste le principe de la relativité des connaissances humaines. Ce principe, nous l’avons vu, n’est que l’affirmation de notre ignorance définitive du fond mystérieux des choses. Qu’il suffise pour légitimer la limitation de l’égoïsme, nous l’admettrions volontiers ; mais la charité acceptera-t-elle qu’on la limite au nom d’un simple « peut-être », surtout quand ce « peut-être », s’il n’est pas l’idéal même de bonheur et d’amour qu’elle se propose, n’est plus, en fin de compte, que l’égoïsme radical et universel ?

Ainsi le nouveau système de morale, que M. Fouillée s’efforce de construire à travers la critique des systèmes de morale contemporains, nous paraît chercher en vain sa clef de voûte dans un principe qui le fuit. Il reste suspendu et comme prêt à s’écrouler, faute d’une dernière pierre où se rencontrent et s’équilibrent les pressions des différentes parties qui le composent et où s’achève enfin son unité. Est-ce à dire que la pensée de M. Fouillée, puissante pour détruire, soit impuissante à édifier ? Mais nous avons vu nous-même que sa critique, en apparence négative, a eu en réalité pour effet de dégager des différents systèmes les vérités positives qu’ils recèlent et dont se formeront les assises de « la morale de l’avenir ». Et, d’autre part, il y aurait sans doute témérité à juger l’œuvre d’après l’ébauche. Avec un esprit aussi fécond en ressources inattendues, tout jugement ne peut être que provisoire : qui sait si là où nous croyons voir des discordances ne se révéleront pas plus tard des harmonies ? M. Fouillée a le secret de ces surprises.

La tentative qu’il poursuit est noble et aventureuse : conserver toute sa pureté, toute son autorité à l’idéal moral sans contredire ni atténuer aucune des théories de la science positive, en admettant même ses hypothèses les plus hardies. Il faut souhaiter qu’il y réussisse ; car ce problème, dans les termes où il le pose, n’est-il pas pour notre époque le plus grave et le plus urgent de tous les problèmes philosophiques ? Aveugles sont ceux qui s’imaginent que l’esprit humain peut reculer