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rieure, tout intellectuelle, toute morale ; en un mot, par une évolution de la conscience, que vous ne pouvez pas produire cette liberté chez l’homme par une contrainte extérieure et matérielle. « Cette objection aurait sans doute toute sa force chez un partisan d’une théorie spiritualiste ou mystique de la liberté : la volonté, pourrait-il dire, se fait elle-même du dedans ; d’aucune combinaison de conditions extérieures et matérielles, on ne saurait faire « réussir » l’amour ; l’esprit souffle où il veut. Mais un adepte de la psychologie expérimentale peut-il oublier que toute spontanéité est apparente et se réduit au fond à un déterminisme caché ; que tout déterminisme lui-même se ramène en derniere analyse à un mécanisme, et que par conséquent il doit exister des moyens, encore inconnus peut-être, mais certains, de produire ou d’exciter mécaniquement « la volonté intérieure et l’amour spontané du bien ? » En fait, c’est là un problème de psychologie à résoudre, et la nature le résout toutes les fois qu’elle crée des âmes aimantes, Est-il prouvé expérimentalement que la contrainte doive être nécessairement absente des antécédents de la moralité volontaire sous peine de la défigurer ou de l’étouffer dans son germe ? « Le seul moyen, dit M. Fouillée, de dégager chez l’homme la bonne volonté et de provoquer dans sa conscience l’orientation normale, c’est d’agir sur son intelligence par l’instruction et sur son cœur par l’exemple. » Peut-être est-ce supposer ce qui est en question que de considérer la volonté du bien, non comme un phénomène assujetti dans sa production à un déterminisme spécial, mais comme une tendance universelle et perpétuelle de l’âme humaine qui ne demande pour se manifester que la suppression des obstacles, En tout cas, si les seuls moyens immédiats de la conversion morale sont l’instruction et l’exemple, la contrainte ne pourra-t elle trouver place, au moins provisoirement, parmi les moyens de ces moyens mêmes. « Ma première opinion, dit saint Augustin, était que personne ne peut être contraint par force à entrer dans l’unité du Christ, qu’il fallait agir par la parole, combattre par la discussion, vaincre par le raisonnement. » On sait comment l’expérience le fit changer d’opinion[1]. Est-ce que les plus grands progrès de l’humanité ne se sont pas faits par la violence ? Violenti rapiunt illud. On a vu les petits-fils des persécutés devenir persécuteurs à leur tour au nom de la foi qui avait maudit et opprimé leurs ancêtres. Les pères ont été domptés : les fils sont séduits. S’il faut sacrifier deux ou trois générations pour amener le règne de la fraternité universelle, cela est déplorable sans doute, mais inévitable. La plupart des hommes sont comme ces esclaves que « la servitude abaisse au point de s’en faire aimer, » il faut d’abord les forcer à être libres. Plus tard, connaissant et aimant enfin la liberté, ils béniront notre sainte violence. D’ailleurs à la force on peut allier la ruse et tempérer la rigueur par la douceur : il est même plus sûr de gagner les cœurs que de les prendre. L’expérience de la vie et celle de l’histoire ne prouvent-elles pas qu’on peut ainsi

  1. Voy. Histoire de la Philosophie, de M. Fouillée, p. 191.