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ANALYSES.fouillée. Systèmes de morale.

passerait indifférent si on pouvait supposer que le sanctuaire est vide.

Il semble bien que M. Fouillée finisse par chercher dans le contenu problématique de la conscience le principe de la moralité ; mais il le subordonne toujours au principe de la relativité de la connaissance.

On peut, selon lui, faire deux hypothèses contraires sur la nature intime de la conscience : on peut supposer, avec les partisans d’une sorte d’atomisme métaphysique et moral, qu’elle est « la gravitation sur soi » ; — l’attachement invincible à soi ; on peut supposer aussi, et c’est visiblement vers cette hypothèse que penche M. Foulllée, qu’elle est au fond « amour du tout ». Égoïsme ou désintéressement, là est le secret de l’énigme universelle. Mais attribuer à l’une ou à l’autre hypothèse, une valeur absolue, penser ou agir comme si l’individu était tout ou comme s’il n’était rien, « c’est oublier qu’elles ne sont l’une et l’autre que des hypothèses également impossibles à vérifier, et par conséquent contredire en pensée et en acte le principe supérieur de la relativité de la connaissance humaine. »

En admettant que les seules hypothèses possibles sur le fond de la conscience soient celles de l’égoïsme et du désintéressement, leur égale incertitude suffit-elle pour imposer une égale limite aux empiétements de la charité et de l’intérêt personnel ? En effet, a priori, les deux hypothèses sont également incertaines : c’est le « croix ou pile » de Pascal ; mais ont-elles la même valeur idéale ? De votre propre aveu, l’idéal de la charité est infiniment supérieur à l’idéal de l’égoïsme. S’il en est ainsi, pouvez-vous les traiter également l’une et l’autre, leur imposer une limite égale ? Celui qui opte pour la charité n’opte-t-il pas, comme dirait un casuiste, sinon pour le plus probable, probabilius, du moins pour le plus sûr, tutius  ? Plaçons-nous un moment à son point de vue : Je crois, dit-il, que l’idéal suprême, c’est-à-dire l’achèvement même de la réalité, c’est l’amour des êtres les uns pour les autres, leur abnégation, leur dévouement réciproque. Pour hâter la réalisation de cet idéal, il faut à mon sens que j’exerce une pression sur les intelligences et les volontés, il faut que je les force d’entrer dans « la cité céleste ». Mais si par hasard je me trompais ! si l’égoïsme était la loi fondamentale des êtres ? Après tout, la fraternité n’est qu’une hypothèse. Soit ; mais cette hypothèse, fût-elle fausse, vaut encore mieux que la hideuse réalité de l’égoïsme. J’aurai empêché tel ou tel « moi » d’obéir à la vraie loi de nature, c’est-à-dire de vivre exclusivement pour lui-même : il ne m’aura pas entendu impunément lui-dire : « Vis pour autrui ou meurs. » Le beau malheur en vérité !

M. Fouillée nous objectera sans doute, comme il le fait à MM. Janet et Sidgwick, que ce langage est contradictoire, la justice étant la condition nécessaire de la charité, la liberté de l’amour. « C’est précisément, dit-il[1], parce que la vraie liberté est la puissance d’aller spontanément vers le bien, vers le tout, vers les fins universelles et d’y aller par une direction et comme par une aimantation tout inté-

  1. Voy. L’Idée moderne du droit, 2e édition, p. 328.