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ANALYSES.fouillée. Systèmes de morale.

fonce loin de toute pensée et de toute action positive, dans les ténèbres de l’inconnaissable.

Sous sa nouvelle forme la théorie échappe au dilemme. Elle fonde en effet le droit non sur les imperfections provisoires de notre science, mais sur la limitation définitive de notre intelligence même. Transportant le principe de la relativité des connaissances de l’ordre spéculatif dans l’ordre pratique, elle en fait la base d’une nouvelle morale. Peut-être quelques historiens de la philosophie, dans leur critique du scepticisme, avaient-ils bien voulu reconnaître parmi les rares bienfaits de ce système, les sentiments de tolérance qu’il inspire d’ordinaire à ses partisans : mais c’est sans doute une idée neuve et hardie que de chercher dans le scepticisme même ou tout au moins dans le principe du scepticisme métaphysique le fondement de la tolérance et de la justice.

Kant, lui aussi, avait fondé la morale sur un inconnaissable noumène. La limite de notre connaissance est-elle donc pour M. Fouillée, un noumène qu’il suppose seulement possible tandis que Kant l’affirme réel ? Tout au contraire, c’est dans la connaissance même qu’il trouve la limite de la connaissance. « Le fait d’expérience le plus général et le plus fondamental, c’est que nous avons conscience. Le fait d’avoir conscience, par cela même qu’il est le plus général, est la limite irréductible de tous les autres faits connaissables ; il est la condition de toute expérience… Qu’est-elle, en réalité, cette conscience qui se pense en pensant le reste, cette conscience sur laquelle on a fait tant d’hypothèses, indivisible pour ceux-ci, divisible et composée pour ceux-là, fermée selon les uns, ouverte et pénétrable selon les autres… ? C’est là le grand problème. » Ainsi le mystère fondamental se rapproche des phénomènes ; il s’y incorpore ; il devient immanent à l’expérience et à la pensée.

Par là, M. Fouillée semble avoir évité l’une des objections que nous lui prédisions tout à l’heure : le mystère est universel ; le droit est propre à l’homme ; pourquoi la personne est-elle inviolable et la chose ne l’est-elle pas ? C’est que d’après M. Fouillée, quand je suis en face d’une chose, par exemple, d’une locomotive, je sais parfaitement et absolument ce qui la constitue comme telle ; bien mieux, je sais la fabriquer tout entière. Les éléments seuls m’échappent ; mais ils sont de fait inviolables, Dans le végétal, avec la vie, c’est-à-dire avec la volonté plus ou moins consciente, quelque chose restreint visiblement ma science et par conséquent mon pouvoir. Cette restriction est plus visible encore dans l’animal où la volonté se fait sensible et sentante. Que si elle ne prend pas encore la forme de la justice, c’est parce que entre l’animal et nous la réciprocité fait défaut.

La réponse est-elle entièrement satisfaisante ? M. Fouillée nous parle d’une locomotive : mais c’est là un objet artificiel ; nous ne pouvons en épuiser l’entière connaissance qu’en faisant abstraction des forces naturelles dont elle se compose ; nous n’avons pu la fabriquer qu’en faisant violence aux rapports naturels, aux tendances naturelles de ces forces.