Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 17.djvu/674

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
670
revue philosophique

l’homme à jour et démonté rouage par rouage la machine humaine : elle ne peut donc encore traiter l’homme comme une chose absolument transparente et intimement connue. » S’il en est ainsi, aurait-on pu lui objecter, le droit est provisoire, comme notre ignorance même : il pourra disparaître le jour où la science saura décomposer l’automate humain, et qui oserait affirmer que ce jour ne luira jamais ? On peut imaginer dans l’avenir des progrès tels de la physiologie cérébrale que chaque cerveau sera désormais « transparent » pour l’œil du savant : il y plongera jusqu’au fond : il y verra, comme les sorcières de Macbeth dans les germes du temps « quelle graine croîtra et quelle graîne ne croîtra pas, » Dans cette hypothèse, pourquoi respecterait-on les natures ingrates et stériles, où ne poussera jamais aucune des fleurs de l’idéal ? Pourquoi ne serait-on pas autorisé, comme dit un autre personnage de Shakspeare dans Jules César, à « écraser l’œuf avant qu’il n’éclose et à tuer le serpent dans sa coquille ? »

Il est vrai que M. Fouillée ajoutait : « La science eût-elle atteint la complète anatomie de l’être pensant et voulant, il resterait à savoir ce que c’est que l’être, ce que c’est que la pensée, et de nouveau se poserait la question : Est-ce fatalité ! Est-ce liberté ? » Par là, il reconnaissait la borne infranchissable de la science humaine ; et il la plaçait non dans la région des possibilités phénoménales, des « facultés de l’âme » pour parler comme les phrénologistes et les éclectiques, mais dans l’impénétrable essence de l’homme. Toutefois, faute des explications nécessaires, sa doctrine soulevait bien des objections. Tout d’abord, si le mystère est en nous, n’est-il pas aussi partout ailleurs, et s’il nous confère le droit, pourquoi ne le conférerait-il pas à toutes choses, aux animaux, aux plantes, aux objets inanimés aussi bien qu’aux hommes ? Le mystère n’est pas seulement humain : il est universel. Le droit devrait donc l’être aussi. — Ensuite, pourquoi le respect de cet « inconnu » qui est dans l’homme devrait-il se traduire pour moi dans la pratique par le respect des désirs, des efforts, des actes d’autrui, alors qu’ils sont contraires à mes intérêts personnels et que j’ai la force nécessaire pour leur faire échec ? À moins d’avoir recours à cette même théorie du symbolisme néo-kantien que M. Fouillée devait critiquer dans l’ouvrage dont nous rendons compte ici, on ne voyait pas trop comment le respect de l’homme « phénomène » pouvait se déduire du respect de l’homme « noumène ». Car enfin, quelle prise avons-nous sur le fond des choses ? Et s’il est « fatalité ou liberté » que pouvons-nous y changer ? Les mots « fatalité et liberté », qui n’expriment en définitive que deux aspects sous lesquels nous pouvons envisager les phénomènes, ont-ils même un sens appliqué à ce qui fait le fond de l’être et de la pensée ? Ainsi la théorie de M. Fouillée semblait enfermée dans ce dilemme : ou vous fondez le droit sur les virtualités inconnues qu’enveloppe toute personne humaine ; et alors le droit s’évanouira quand la science pourra les définir et les mesurer : ou vous le fondez sur l’essence transcendante de la personne humaine ; et alors le droit recule et s’en-