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être utiles à l’œuvre future, en montrant d’avance sur quels points elle devra concentrer toute la lumière.

L’idéal moral est, selon M. Fouillée, l’idéal du bonheur universel. Mais le bonheur de l’homme n’est pas un bonheur passif, inintelligent, involontaire : c’est un bonheur qui se connaît, se veut et se réalise lui même. Il faut que toutes les puissances de l’être humain y trouvent leur satisfaction ; or l’homme n’est pas seulement un être sensible : il est d’autant plus homme qu’il sait et qu’il agit davantage. Socrate avait donc raison de mettre l’εὐπραξία au-dessus de l’εὐτυχία, le bonheur qu’on se donne à soi-même au-dessus du bonheur que donne la fortune. S’il en est ainsi l’idéal du bonheur universel, c’est l’idéal d’une société où tous les êtres veulent réciproquement leur bonheur et un bonheur aussi actif, aussi intellectuel, aussi volontaire que possible. C’est cette volonté du bonheur universel que M. Fouillée appelle désintéressement et qui constitue, selon lui, la moralité même.

Dans le bonheur, on peut distinguer deux éléments en réalité inséparables : d’une part le bonheur même, c’est-à-dire le plaisir, un plaisir durable et complet, d’autre part, la cause ou la condition du bonheur, c’est-à-dire l’activité intelligente, volontaire, réalisant elle-même le plaisir, se donnant à elle-même le plus complet et le plus durable plaisir dans la conscience de sa spontanéité et de son indépendance. A ces deux éléments du bonheur correspondent, ce semble, les deux formes de la moralité ou du désintéressement : la fraternité et la justice.

Il est, en effet, pour l’homme deux façons de se désintéresser, l’une, en quelque sorte, passive, l’autre active. La première consiste à s’abstenir de rechercher son intérêt propre au détriment du droit d’autrui ; la seconde à sacrifier son intérêt propre au bien d’autrui. La première est la limitation, la seconde est la négation de l’égoïsme. Le désintéressement d’abstention, c’est la justice, le désintéressement en action, c’est la fraternité.

Suffit-il donc de se faire une conception assez exacte et assez large du bonheur humain pour trouver dans cette unique idée le commun fondement du droit et du devoir, de la justice et de la fraternité ? Telle semblait être la conclusion des précédentes analyses ; telle semblait être aussi la pensée de M. Fouillée dans la première édition de son Idée moderne du droit. « La perfection de la société, disait-il alors, n’est-elle pas que tout le bien qui peut se réaliser en elle soit réalisé volontairement par ses membres, et ne faut-il pas pour cela laisser à chaque volonté cette indépendance extérieure et intérieure qui constitue le droit ? » Que le bien volontaire soit sous tous les rapports supérieur au bien contraint, on peut le démontrer en faisant voir qu’il est plus intense, plus durable, plus riche et plus fécond. « Le bien volontaire rend seul heureux : on n’est heureux que quand on jouit de ce qu’on aime. Le bonheur n’est point une chose passivement subie qui puisse venir du dehors et entrer en nous malgré nous, comme une li-