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ANALYSES.ducros. Schopenhauer.

a exagéré les tendances idéalistes du kantisme, parce qu’il a vu dans le phénomène que Kant oppose à la chose en soi, le monde sensible de Platon et la Maïa des Indous qui ne sont qu’une illusion ; mais, en même temps, il a accentué le réalisme que semblent établir certains passages de Kant. La doctrine de Schopenhauer est un idéalisme excessif, puisqu’il ne voit dans le monde que sa représentation ; c’est un réalisme excessif puisque l’essence du monde, la volonté, est ce qu’il y a de plus réel,

Le noumène est d’abord pour Kant un concept problématique, dont il affirme ensuite nettement l’existence, et dont il fait enfin un être nécessaire ; en définitive, c’est au noumène qu’il faut demander la clef du système, Kant se met ainsi en contradiction flagrante avec lui-même ; car si sa théorie de la connaissance est vraie, la doctrine des noumènes est fausse ; et réciproquement s’il y à des noumènes, il faut sacrifier les plus importants résultats de la critique. Ce qui a déterminé sur tout Kant à affirmer l’existence de la chose en soi, c’est sa morale. Pour que la liberté existe, il faut lui trouver une place ailleurs que dans le monde phénoménal où elle ne saurait exister ; il faut donc faire de la liberté une chose en soi. De là la distinction kantienne entre le caractère empirique qui relève du monde des phénomènes et le caractère intelligible qui appartient au monde des choses en soi, On pourrait aller au fond de la pensée de Kant en disant que nous ne connaissons pas, mais que nous voulons ce monde supra-sensible, dont l’existence est nécessaire à la morale ; la première Critique serait par cela même subordonnée à la seconde et, il n’y aurait pas entre les deux Critiques l’opposition manifeste et choquante qu’ont signalée des historiens superficiels. Cependant, il n’y a pas harmonie parfaite, et on ne saurait nier que Kant se soit contredit, puisqu’il a déterminé théoriquement en nommant la chose en soi liberté et en définissant positivement la liberté, ce qu’il avait prétendu être inaccessible à toute théorie.

La théorie de la chose en soi a donc amené Kant à se contredire, Schopenhauer est plus idéaliste et plus réaliste à la fois que Kant, il fait du phénomène une vaine apparence, proclame l’existence de la chose en soi et la considère comme ce qui est le mieux connu, voit enfin dans la volonté en soi une chose aveugle et une impulsion purement physique (Trieb). Il s’est contredit ainsi d’une manière bien plus frappante et aurait compromis le criticisme, si l’essence du criticisme était dans la distinction établie entre les phénomènes et la chose en soi.

Fichte trouve que la chose en soi est un concept absolument déraisonnable, et il la combat surtout parce qu’elle est incompatible avec la liberté comme il la comprend. Aussi Fichte, qui se pose en disciple de Kant, interprète-t-il dans un sens idéaliste les germes de réalisme qui se trouvaient chez Kant. Kant n’a vu, selon Fichte, dans le noumène que l’objet d’une pensée, ajouté au phénomène d’après les lois nécessaires de la connaissance, c’est-à-dire une pure pensée. De même lorsque Kant parle de la sensibilité comme limitant l’intelligence et la vo-