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Berlioz. Il rayonne, il triomphe lorsqu’il a jeté l’auditoire et qu’il s’est jeté lui-même dans un véritable état pathologique. Au compte rendu fait par lui-même de son grand concert du Festival de l’industrie, voici ce que l’on trouve :

« Les plus grands effets furent produits par l’ouverture du Freischütz, dont l’andante fut chanté par vingt-quatre cors ; par la prière de Moïse. et enfin par le chœur de la bénédiction des poignards des Huguenots, qui foudroya l’auditoire, J’avais redoublé vingt fois les soli de ce morceau sublime, Il y avait en conséquence quatre-vingts voix de basse employées pour les quatre parties des trois moines et de Saint-Bris. L’’impression qu’il produisit sur les exécutants et sur les auditeurs les plus rapprochés de l’orchestre dépassa toutes les proportions connues. Quart à moi, je fus pris, en conduisant, d’un tremblement nerveux tel que mes dents s’entrechoquaient, comme dans les plus violents accès de fièvre… Ce terrible morceau, qu’on dirait écrit avec du fluide électrique par une gigantesque pile de Volta, semblait accompagné par les éclats de la foudre et chanté par les tempêtes[1]. »

Après avoir lu cette page, et il y en a beaucoup de pareilles, on éprouve quelque embarras à défendre celui qui l’a écrite contre certains juges sévères, mais justes, qui, lorsqu’ils ont à caractériser une musique trop bruyante, la nomment « un sabbat bon pour Berlioz[2] ». Est-ce donc la jouissance musicale suprême que de vibrer comme sous les décharges de la foudre, que d’éprouver une impression qui dépasse toutes les proportions connues ? Les sonorités qui ébranlent à ce degré les écoutants, les exécutants, le chef d’orchestre lui-même, sont-elles donc psychologiquement désirables et physiologiquement inoffensives ? Que l’on en fasse l’expérience, voici ce que l’on constatera. Celles qui se laisseront supporter seront au moins désagréables, et le son musical ne doit jamais l’être. Celles que l’on endurera difficilement seront pénibles, douloureuses même, comme un cri perçant jeté dans notre oreille, au contact, par un mauvais plaisant ; et les cuivres déchainés en grand nombre ont de ces cris. Quant aux sonorités tout à fait sans proportion avec la résistance de notre appareil auditif, il n’est pas sans risque d’y exposer notre tympan. Le coup peut aller jusqu’à déchirer et, selon les expressions d’Aristote, jusqu’à détruire l’organe : παντός μὲν γὰρ αἰσθητοῦ ὑπερβολή ἀναιρεῖ τὸ αἰσθητήριον[3].

Et ce n’est pas tout. « On sait par expérience aujourd’hui, dit M. Delbœuf, que ces grands concerts vocaux et instrumentaux où les exécutants se comptent par centaines ne produisent pas à beaucoup

  1. Mémoires de Hector Berlioz, t.  II, pp. 168, 169.
  2. Feuilleton du Temps, 11 avril 1882.
  3. Traité de l’âme, livre III, ch. XI, § 3.