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gouvernements, des langues, est dû d’abord et surtout au travail des critiques littéraires ou des critiques d’art sans nulle inspiration des poètes et des artistes, aux disputes des théologiens sans nulle révélation des fondateurs de sectes, aux discussions des parlements sans nul acte d’autorité, sans nul projet de loi émané d’un homme d’État, aux pointilleries des grammairiens sans nulle création linguistique dans un âge reculé. Quand les Chambres se mêlent de gouverner, nous savons de quelle manière les peuples marchent la tête en bas.

À l’égard des inventions linguistiques, dont je viens de parler, j’ouvre une parenthèse pour remarquer qu’on fera sans doute difficulté pour me les accorder. À mesure, en effet, qu’une invention s’éloigne dans le passé, et que le besoin auquel elle a donné naissance et satisfaction devient plus général, plus enraciné, plus instinctif, nous sommes de plus en plus portés à la révoquer en doute, à supposer que cela s’est fait tout seul. C’est un effet de cette paresse ou de cette fatuité d’esprit qui nous porte sans cesse à nier l’existence de l’inconnu. On a bien nié celle d’Homère. Il n’est pas impossible qu’un jour vienne, où les noms de Watt, de Stephenson, d’Ampère, d’Edison, étant oubliés, on verra des évolutionnistes persuadés que la machine à vapeur, la locomotive, le télégraphe électrique, le téléphone ont eu pour auteur tout le monde et personne, à peu près comme on admet à présent que se sont faites les langues et les institutions nationales ou les espèces vivantes. Les langues, observons-le, ne sont plus maintenant, et depuis de longs siècles, qu’un simple moyen d’échanger des idées, du moins pour les adultes ; car, pour l’enfant, parler est toujours l’œuvre principale et l’une des plus grandes joies de son âge, de même que marcher. Il court pour courir, il bavarde pour bavarder, esthétiquement, avant de marcher et de parler utilitairement. Or, quand ce qui a commencé par être un but, un premier rôle, finit par devenir un moyen, une utilité, quand la volonté consciente et délibérée est tombée dans l’habitude, on oublie la cause de l’acte habituel, ou, si on la cherche, on est bien plus enclin à en rendre compte par un instinct inné que par une série de déterminations volontaires. Cependant, n’avons-nous pas des raisons de penser que le langage, aujourd’hui pur outil, a été une œuvre d’art dans l’antiquité ? Et, en remontant plus haut, par induction, n’entrevoyons-nous pas les époques où l’enfance de l’humanité, comme aujourd’hui encore l’enfance de l’homme, s’évertuait délibérément à parler, et tournait vers les créations ou les perfectionnements linguistiques, comme aujourd’hui vers le progrès de la locomotion, l’effort collectif de son imagination ? Ainsi s’expliquerait notamment le luxe