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LÉVÊQUE. — l’esthétique musicale en france

blesse, la candeur. Mais, si elle veut sortir de ce cercle immense, la musique devra, de toute nécessité, avoir recours à la parole chantée, récitée ou lue, pour combler les lacunes que ses moyens d’expression laissent dans une œuvre qui s’adresse en même temps à l’esprit et à l’imagination. Ainsi, l’ouverture d’Alceste annoncera les scènes de désolation et de tendresse, mais elle ne saurait dire ni l’objet de cette tendresse ni les causes de cette désolation ; elle n’apprendra jamais au spectateur que l’époux d’Alceste est un roi de Thessalie condamné par les dieux à perdre la vie si quelqu’un ne se dévoue à la mort pour lui. C’est là pourtant le sujet de la pièce. Peut-être s’étonnera-t-on de trouver l’auteur de cet article imbu de tels principes, grâce à certaines gens qui l’ont cru ou feint de le croire, dans ses opinions sur la puissance expressive de la musique, aussi loin au delà du vrai qu’ils le sont en deçà et lui ont, en conséquence, prêté généreusement leur part entière de ridicule, Ceci soit dit sans rancune, en passant[1]. »

Ce passage est important. Berlioz y touche quatre points : 1o les limites de l’expression musicale en général ; 2o la couleur locale ; 3o la nécessité absolue pour la musique de recourir aux paroles lorsqu’elle veut dire plus que ne lui permettent ses moyens propres ; 4o le reproche que l’on adressait (et que l’on adresse encore) à Berlioz d’avoir exagéré au delà de toute vérité le pouvoir expressif des instruments et, par conséquent, du sonoris ou coloris comme du reste.

À l’égard de la puissance expressive des instruments en général, Berlioz est beaucoup plus sage que Lesueur. Tandis que le maitre renverse les barrières qui séparent la musique des autres arts, notamment de la peinture et de la poésie, le disciple les rétablit, Il énumère, sinon complètement, du moins en grande partie, les impuissances de la musique instrumentale. Et, parmi ces impuissances, il comprend évidemment, sans les désigner en particulier, celles des timbres, quoique ceux-ci constituent au plus haut degré ce que l’on nomme coloris, caractère, sonoris. Donc, par ce côté, Berlioz est en progrès sur Lesueur.

À ce même endroit, Berlioz émet un avis sur la couleur locale, bien qu’il n’en écrive pas le nom. N’est-ce pas en parler que de dire que la musique peut emprunter aux divers pays le style qui leur est propre et faire distinguer notamment la sérénade d’un brigand des Abruzzes de celle d’un chasseur tyrolien ou écossais ? Mais ces lignes et les suivantes donnent lieu à plus d’une critique. Berlioz n’y définit pas la couleur locale, et il semble ne lui attribuer qu’une signification de lieu, tandis que beaucoup d’autres lui prêtent un sens chronolo-

  1. H. Berlioz, À travers chants, pp. 126. 157.