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qu’il va en retirer. C’est sa joie qu’on va lui payer, non sa peine. S’il était mort une minute avant la félicité de sa trouvaille, toute la douleur de sa recherche eût été une non-valeur. Et c’est plutôt à l’intensité de son plaisir qu’à celle de son effort que le prix de sa création est proportionné. Ne voir donc, dans ce vin que je bois, dans ce wagon où je monte, dans ce livre sur l’origine des espèces que je relis, dans tout ce que je consomme, autre chose que le fruit des sueurs humaines, des sueurs du vigneron, du fabricant de machines, du typographe, c’est un point de vue aussi erroné que navrant ; et il est à la fois plus exact et moins triste, d’y voir l’incarnation des ravissements enthousiastes de Noë ou de tout autre, de Watt, de Stephenson et de Darwin. Il peut sembler singulier qu’un homme soit ainsi remercié de son bonheur. Mais la chance de l’inventeur est injuste à peu près comme la beauté est inutile. Toute branche du travail, c’est-à-dire toute justice, provient de cette injustice-là, comme toute utilité est suspendue à cette inutilité supérieure.

Inventer, en second lieu, c’est se dévouer, qu’on le sache ou non ; travailler, c’est, sciemment ou non, poursuivre son intérêt. L’inventeur devient la chose de son idée fixe, elle l’emploie. Il ne la poursuit pas parce que, avant de la désirer, il l’a jugée son bien suprême ; mais elle se fait son bien suprême parce qu’il la poursuit. Le travailleur, au contraire, sait, avant de travailler, les biens qu’il recherche, et ne s’attache à son travail que comme au moyen de les acquérir. Il emploie l’idée de l’inventeur qui a été employé par elle. Mais, dira-t-on, l’intérêt personnel n’est-il pas toujours le mobile de nos actions ? Non, à moins qu’on ne réduise cet axiome banal, comme on le fait le plus souvent, à une pure tautologie. Si l’on entend par là qu’un objet désiré se présente toujours comme agréable, je ferai observer qu’un objet paraît agréable, justement parce qu’il est désiré, et cette proposition merveilleuse revient à dire au fond qu’on désire toujours ce qu’on désire. Mais pourquoi désire-t-on ceci plutôt que cela ? Est-ce toujours par intérêt personnel ? Nullement, car l’intérêt personnel, si l’on veut donner une portée véritable à cette expression, suppose qu’on a déjà éprouvé beaucoup de désirs, recherché beaucoup de choses sans nulle préoccupation de cet intérêt. On ne peut poursuivre sciemment ou inconsciemment ses biens qu’après les avoir formés. Il y a un âge où nous projetons pour la première fois autour de nous nos désirs dans le vaste monde, comme des flèches neuves ; c’est l’âge où nous concevons nos buts, où nous formons nos biens. Puis, vient un second âge où, après les avoir faits, nous les poursuivons. Mais l’inventeur,