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barrières ; que la poésie, que le pittoresque ne soient plus l’apanage des littérateurs et des peintres, que le compositeur embrasse tous les arts dans une même étreinte[1]. » M. O. Fouque juge parfaitement que, selon Lesueur, limitation était non un moyen secondaire, utile à l’occasion, mais le but principal de l’art. Il se trompe au contraire en disant que Berlioz à complètement suivi Lesueur dans la voie que celui-ci avait tracée. S’il en était ainsi, le pénétrant critique n’aurait pas eu le droit d’écrire : « En somme, et pour résumer les observations qu’on vient de lire, Berlioz n’est autre chose qu’un Lesueur réussi, et Lesueur est un Berlioz manqué[2]. » Rien de plus juste. Mais en quoi donc Berlioz a-t-il mieux réussi que son maître ? Ce n’est pas sans doute en suivant complètement la voie tracée par celui-ci. Dans ce cas, en effet, Berlioz eût été à la fois un Berlioz manqué et un Lesueur manqué. Non, Berlioz n’a pas été un disciple aussi docile. Je conviens qu’il a trop élargi le domaine de l’expression par les timbres ; cependant, il en a mieux vu et quelquefois mieux marqué les limites que son précurseur. En voici la preuve.

À propos de Gluck, il a écrit la très remarquable page suivante :

« Sa théorie des ouvertures expressives (de Gluck) donna l’impulsion qui produisit plus tard des chefs-d’œuvre symphoniques, qui, malgré la chute ou l’oubli profond des opéras pour lesquels ils furent écrits, sont restés debout… Pourtant, ici encore, en outrant une idée juste, Gluck est sorti du vrai ; non pas cette fois pour restreindre le pouvoir de la musique, mais pour lui en attribuer un au contraire qu’elle ne possédera jamais : c’est quand il dit que l’ouverture doit indiquer le sujet de la pièce. L’expression musicale ne saurait aller jusque-là ; elle reproduira bien la joie, la douleur, la gravité, l’enjouement ; elle établira une différence saillante entre la joie d’un peuple pasteur et celle d’une nation guerrière, entre la douleur d’une reine et celle d’une simple villageoise, entre une méditation sérieuse et calme et les ardentes rêveries qui précèdent l’éclat des passions. Empruntant ensuite aux différents peuples le style musical qui leur est propre, il est bien évident qu’elle pourra faire distinguer la sérénade d’un brigand des Abruzzes de celle d’un chasseur tyrolien ou écossais, la marche nocturne des pèlerins aux habitudes mystiques de celle d’une troupe de marchands de bœufs revenant de la foire ; elle pourra mettre l’extrême brutalité, la trivialité, le grotesque en opposition avec la pureté angélique, la no-

  1. Les Révolutionnaires de la musique : Lesueur, Berlioz, Beethoven, Richard Wagner, la musique russe, par O. Fouque, p. 30. Paris, Calman Lévy, 1882. — {{O. Fouque}} s’est éteint prématurément au début de cette année (1883). La mort de ce critique distingué est une perte pour l’histoire et l’esthétique musicales.
  2. Même ouvrage, page 9.