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Par malheur, le pliest pris, et toute tentative de réforme serait inutile[1].

Peut-être cependant y aurait-il un moyen de rendre moins abondante cette source de confusions, d’illusions, de malentendus. Lorsque Rivarol[2] disait que la langue française est la seule qui ait une probité attachée à son génie, il pensait surtout à sa clarté. Cette clarté a certainement tout son prix aux yeux des auteurs qui écrivent sur la musique. Donc le premier soin de ceux-ci, aussi bien dans un traité d’instrumentation que dans un livre ou dans un article de critique, serait de déclarer franchement que les mots couleur et coloris sont, en musique, des non-sens, et que, si on les emploie, c’est par la force d’une habitude qu’on ne peut plus vaincre. Cet avertissement une fois donné et le lecteur étant mis en garde, on tâcherait de restreindre le plus possible cet abus de mots ; on n’appliquerait rigoureusement les termes de coloris et de couleur qu’à la musique pittoresque au plus haut degré, je veux dire à celle dont les timbres suscitent par leurs sonorités, et, bien entendu, seulement par analogie expressive, des images appartenant à la nature physique ou à ce genre de fantastique qui est le domaine des êtres extra-naturels, infernaux, monstrueux. Ainsi, puisqu’on en est réduit à faire au mauvais langage sa part, on parlerait du coloris champêtre, alpestre, de couleur pastorale, démoniaque ; mais on se priverait de dire une couleur religieuse, mystique, philosophique, mélancolique, parce que ces expressions répondent à des objets plus spirituels, plus psychologiques que des champs, des pâturages, des montagnes, des souterrains vomissant des flammes rouges et des diables noirs,

Ce n’est pas tout : il faudrait se résigner à quelques sacrifices, pénibles assurément, mais nécessaires. Les écrivains éminents, les théoriciens de premier rang donneraient en cela le bon exemple. Ils s’abstiendraient d’écrire, même par métaphore, « la palette du musicien », ce qui ne devrait pas sembler plus sérieux que de qualifier un tableau de peintre en l’appelant « une symphonie en rouge dièze majeur ».

  1. Dans la dernière édition de son Dictionnaire, l’Académie française ne parle pas de musique colorée ; elle est muette sur le coloris musical ; elle reconnaît, il est vrai, une couleur locale, même, dit-elle, en musique ; mais la couleur locale, telle que l’Académie la définit, se réduit pour la musique instrumentale à presque rien ; je le montrerai plus loin. Le Dictionnaire de l’Académie des beaux-arts a un article pour le coloris en peinture ; il n’en a pas pour le coloris en musique. Et, tout en remarquant qu’il y a entre la peinture et la musique de nombreuses analogies, il n’écrit pas une seule fois ce double mot : coloris musical. La livraison où il sera traité de la couleur n’a pas encore paru.
  2. Dans son Discours sur l’universalité de la langue française, couronné par l’Académie de Berlin, qui avait mis ce sujet au concours, et publié en 1784. Voyez le très savant et attachant volume de M. de Lescure : Rivarol et la société française pendant la Révolution et l’émigration, ch.  IV, p. 9, Paris, E. Plon, 1883.