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Que celui qui parle du progrès général des connaissances, regarde les masses. Croit-on sérieusement que leur niveau intellectuel au temps présent dépasse le niveau qu’elles possédaient dans l’antiquité ? Le petit nombre de ceux qui pensent par eux-mêmes sont sans influence sur elles. On ne soutiendra point davantage la thèse du progrès moral.

« En grand et en gros, dans l’ensemble de la marche du processus naturel de l’histoire, il n’y a ni progrès, ni recul ; ces mots ne sont vrais qu’appliqués à des personnes spéciales, à des époques particulières, à des pays déterminés, où recommence sans cesse l’évolution. Là, il peut être question d’un commencement de développement, d’un maximum et d’une décadence. »

L’auteur se défend, en terminant, du reproche qu’il prévoit d’avoir lancé dans le public des théories aussi affligeantes qu’inutiles, Certes, nous nous mouvons, remarque-t-il, dans le cercle de fer de la nature, mais il est préférable de le savoir que de l’ignorer, puisque cette science nous épargnera de nous lancer dans des voies sans issue.

Notre analyse, sommaire en général et particulièrement sur la manière dont les grands États se forment et s’organisent par amalgame et subordination des groupes, fait voir cependant que ce livre aborde une série de grosses questions et les tranche dans un sens très arrêté. Il est clair que cette théorie de l’évolution humaine est faite pour choquer maint préjugé de plus d’un parti, il ne l’est pas moins que nous avions grand besoin d’entendre la contre-partie de ce niais concert d’adulations que la littérature courante entonne chaque jour en l’honneur du xixe siècle et de… celui des pays du monde civilisé — Allemagne, France, Angleterre, États-Unis, — auquel l’écrivain appartient. Cette faiblesse a été de tout temps, et l’état politique de l’Europe est fait pour la développer au suprême degré, puisque dans l’exaltation du patriotisme chacun voit une chance du succès final au cours d’une ardente compétition.

Mais nous accordons à l’œuvre de M. Gumplowicz plus que la valeur d’une critique acérée des lieux communs à la mode : sans nous prononcer absolument sur le bien fondé de la thèse qui consiste à représenter l’humanité comme ayant offert et devant offrir perpétuellement le spectacle des mêmes évolutions naturelles qu’aucune fin déterminée ne domine, et quoi qu’on doive penser finalement de la formule Evwige Wesensgleichheit der socialen Vorgänge emportant négation du progrès général, nous nous félicitons de voir ces idées soumises à l’examen des philosophes et des historiens sous une forme à la fois ample et précise[1].

Maurice Vernes.
  1. Nous n’avons point eu l’occasion de dire que l’information de M. Gumplowicz est remarquablement vaste et variée, bien que quelques-uns de ses jugements soient exprimés sous une forme trop absolue.