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là des causes perdues. C’est à la théorie naturaliste qu’appartient l’avenir, c’est à elle de donner de l’évolution humaine une formule qui rende un compte satisfaisant des faits observés.

Le premier et le plus grand obstacle que rencontre sur sa route la théorie naturaliste, c’est le préjugé répandu sur la manière dont l’humanité s’est accrue. On se la représente comme issue d’un couple primitif et ayant évolué jusqu’à produire l’état actuel par multiplication, scission et mélange. Cette vue est fausse ; au monogénisme, M. Gumplowicz oppose le polygénisme. La question a pour lui une assez grande importance pour qu’il fasse succéder à un premier livre, véritable introduction du sujet, intitulé : Philosophie de l’histoire et sociologie, une série de chapitres sous la rubrique même de Polygénisme. Il y étudie le débat qui s’est élevé entre monogénistes et polygénistes et aboutit à la formule suivante : les lois dont nous voyons l’action sur les groupes humains aujourd’hui existants, sont les mêmes qui ont opéré de tout temps sur les agglomérations sociales. De même qu’en géologie Lyell a substitué à l’hypothèse des révolutions la formule des actions lentes, identiques à celles qui continuent d’agir sous nos yeux, de même il faut remplacer la supposition de premiers auteurs d’une lignée, indéfiniment multipliée, par l’admission de l’existence, à quelque antiquité que l’histoire puisse remonter, d’inombrables essaims humains hétérogènes, en contact et en conflit les uns avec les autres. Ce qui est, comme dit l’Ecclésiaste, c’est ce qui a toujours été.

Un troisième livre est intitulé : Pluralité originelle des langues et des cultes. Si le mirage de l’unité originelle des races s’évanouit devant l’ethnologie, n’en faut-il pas dire autant de la prétendue unité du langage ? Là aussi, sur la foi d’une vieille tradition, on s’est efforcé de réduire à l’unité la masse des idiomes du passé et du présent, et l’on doit conesser que cette poursuite n’a pas abouti, Sur les points où l’on arrive à reconstituer des familles, c’est qu’on rencontre devant soi un groupe ethnique qui a imposé sa langue à d’autres agglomérations par conquête ou autrement ; mais, en dehors de ces grandes familles, on se retrouve bien vite en présence d’une masse énorme de langues, répondant dans le principe à autant de groupes séparés. Au sein de toutes les langues se rencontrent sans doute des traits communs, qui ne sont que des procédés nécessaires à l’esprit humain, mais dont on ne saurait tirer l’illusion d’une origine commune et unique. Pour la religion, il en est de même. À la double théorie théologique et rationaliste : le polythéisme, dégénérescence d’un monothéisme primitif, — le monothéisme, fruit d’une lente ascension d’un naturisme grossier au supranaturalisme éthique, M. Gumplowicz oppose la conception d’une masse de religions locales, tour à tour mélangées entre elles ou épurées dans un sens philosophique. Il remarque, avec justesse, contre l’école rationaliste, que souvent le polythéisme est le fruit du mariage de plusieurs religions primitivement plus simples, et contre l’école théologique, qu’elle s’appuie sur une pure hypothèse, incapable de citer aucun fait en sa faveur. Il y a là une