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continua Weber, et si j’eusse obéi à ma seule impulsion, je les aurais mis partout où Max et Casper se montrent ; mais j’ai craint d’abuser à la fin d’un tel moyen, d’autant plus que le sujet du Freischütz n’est point là tout entier… »

En effet, Weber avait aussi à évoquer musicalement les esprits des ténèbres. Et il chercha des sonorités sinistres, Où les trouva-t-il ? Il nous l’apprend lui-même :

« Les sonorités sombres ne manquaient pas. Il ne s’agissait que de les amalgamer. Les violons, les violes et les basses m’offraient leurs résonances graves, la clarinette ses notes lugubres ; j’avais la plainte des bassons, la voix profonde des cuivres, les timbales à l’aigu ou leurs roulements sourds. »

Weber avait affirmé un peu plus haut la nécessité pour le drame musical de l’unité de ton ; et se reprenant : « Au lieu d’unité, disons caractère ; mieux encore, ton caractéristique. » Mais il n’entendait pas que ce ton caractéristique fût de la monotonie, et il s’expliquait là-dessus : « Ne perdez donc jamais ceci de vue, qu’un caractère est le résultat non point d’un seul trait, mais d’une combinaison de traits divers. » Or, selon lui, ces traits divers produisant par leur combinaison tel caractère, c’étaient non uniquement, mais essentiellement, avant tout, « les sonorités caractéristiques. » Même sans les paroles, avant les paroles, ces sonorités devaient et pouvaient, à son avis, indiquer le caractère de tout l’opéra : « Et l’ouverture (du Freischütz) en ce sens me tient particulièrement à cœur : quelqu’un qui sait l’entendre a tout de suite le Freischütz en abrégé. C’est mon opéra tout entier in nuce[1]. »

À part quelques différences, ces pensées théoriques de Weber confirment quinze ou vingt ans à l’avance la plupart des vues du symphoniste français, au sujet de la puissance expressive des timbres. D’après Weber, comme d’après Berlioz, le caractère est imprimé à un opéra, à une symphonie, à un morceau, par certaines sonorités du timbre instrumental, D’après l’un comme d’après l’autre, le caractère pittoresque, quoique marqué plus fortement par des timbres spéciaux, d’ailleurs presque toujours analogues à une voix, exige cependant le concours d’autres timbres habilement associés, mariés. Et enfin ce concours nécessaire est apporté par des instruments psychologiques, que Weber et Berlioz n’appellent pas de ce nom, mais qu’ils désignent, ce qui revient au même, en leur attribuant des gémissements, des plaintes, des voix.

  1. H. Blaze de Bury, Musiciens du passé, du présent et de l’avenir, pp. 189-191.