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indépendance ou d’une subordination absolue à l’égard de la morale. Si la morale elle-même n’est pas exempte de changement, toutes les sciences et particulièrement celles qui ont avec elle un terrain commun peuvent contribuer à l’éclairer, comme elles peuvent être éclairées par elle. Elles peuvent donc poursuivre leurs recherches en toute liberté, sans se laisser arrêter par un désaccord, qui leur fera sans doute un devoir de s’imposer des réflexions nouvelles et plus approfondies, mais où elles pourront trouver également un indice, soit d’une erreur dans leurs propres déductions, soit d’une imperfection dans les idées morales communément admises. Le philosophe, l’économiste, l’historien dont la conscience sera troublée par un tel désaccord, continuera, dans la pratique, de se conformer à la morale vulgaire, tant que la fausseté ne lui en sera pas démontrée mais il ne craindra pas de professer des théories en contradiction avec elle il appellera la discussion sur des nouveautés dont la vérité lui paraîtra résulter de ses recherches spéciales. Il pourra ainsi être amené, par les arguments qui lui seront opposés, à en reconnaître le défaut, mais il pourra aussi, si elles résistent à toute réfutation vraiment scientifique, se faire honneur auprès de la postérité d’un double progrès dans la science particulière qui est l’objet propre de ses travaux et dans la morale elle-même.

M. Baudrillart nous montre par un exemple saisissant, dans l’ordre des questions économiques, comment peuvent naître et se résoudre ces conflits entre la morale et les autres sciences. Jusqu’au dernier siècle, le prêt à intérêt, toléré avec certaines restrictions dans la pratique, était universellement condamné comme immoral. La condamnation était prononcée, non seulement par la morale théologique, sur l’autorité de saint Thomas, mais par la morale philosophique, au nom et par les arguments d’Aristote. L’économie politique osa battre en brèche le préjugé, et elle en a si bien triomphé qu’il n’a plus place dans aucun livre de morale et que les théologiens eux-mêmes ont su trouver plus d’un biais pour s’en dégager. La double cause de la vérité économique et de la vérité morale est aujourd’hui si bien gagnée que les érudits seuls connaissent le sens absolu qui s’attachait il y a moins de cent ans au nom et au péché d’usure.

Les sciences morales, dans leur évolution respective, rencontrent plus d’une occasion de conflit mais le plus souvent l’étude philosophique de leurs rapports ne révèle entre elles que de constantes et remarquables harmonies. Ce sont surtout ces harmonies que M. Baudrillart s’est appliqué à mettre en lumière entre la morale et l’économie politique.

Il s’est plu, avant tout, à les reconnaître dans la question fondamentale des principes utilitaires ou de l’intérêt bien entendu.

L’utile est le principe même de l’économie politique. Il est aussi, dans certaines doctrines, le principe de la morale. M. Baudrillart a cru devoir discuter et réfuter ces doctrines, sous la forme que leur ont