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ANALYSES.baudrillart. Économie politique.

ment distinctes, elles ont toutes un même fond, qui est précisément la nature morale de l’homme, avec tous ses éléments, avec toutes les lois qui la régissent. Elles ne peuvent faire un pas sans s’appuyer sur un fait psychologique et sans se heurter à un devoir. Or, si elles touchent par tous les côtés à la morale et si elles ne peuvent se rencontrer avec elle sans lui devoir une soumission absolue, ce ne sont plus de libres sciences, ce ne sont plus même des sciences ; car ce nom parait usurpé là où ne peuvent plus se poursuivre des recherches indépendantes.

Elles retrouveraient leur indépendance si elles pouvaient renverser les rôles en se subordonnant la morale au lieu de lui rester subordonnées. Telle est la prétention de l’école positiviste. La morale, pour Auguste Comte et ses disciples, n’est qu’un produit de l’évolution sociale, dont les lois sont reconnues par cet ensemble de sciences, qu’ils réunissent sous le nom de sociologie. Je ne veux pas discuter ici cette prétention. Lors même qu’elle serait fondée en principe, la morale, pour être la morale, pour répondre à l’idée que s’en font toutes les consciences, devrait être autre chose que le produit instable d’une évolution indéfinie. Elle doit posséder par elle-même ou avoir acquis une autorité propre qui donne à ses prescriptions une valeur obligatoire. Il faut au moins, comme l’ont pensé Stuart Mill et Herbert Spencer, qu’elle repose sur un fonds d’idées dont l’association, par son universalité et par sa transmission héréditaire à travers des milliers de générations, apparaisse comme indissoluble. Ces idées peuvent subir, dans la suite des âges, certaines modifications ; mais elles gardent, dans leur évolution, comme un noyau permanent qui forme ce qu’on appelle la conscience de l’humanité. Ce noyau lui-même, dans chaque siècle, chez chaque nation, à chaque degré de la civilisation, se grossit d’un certain nombre d’idées dont l’association n’a pas sans doute la même force de cohésion, mais cependant, tant qu’elle n’a pas été sérieusement entamée, fait loi pour toute conscience honnête et maintient, pour toute volonté droite, des règles obligatoires. La doctrine évolutionniste, ainsi rectifiée, laisse donc subsister, dans son principe et dans ses conséquences, le conflit de la morale et des autres sciences. C’est dans les conditions propres de la science morale qu’il faut en chercher la solution.

Soit qu’on adopte la doctrine de l’évolution, soit qu’on reste fidèle à la tradition idéaliste, il est un point sur lequel les deux écoles doivent se mettre d’accord, c’est que la morale, quelle que soit son origine, n’a jamais présenté cet ensemble de vérités universelles et immuables que l’on aimerait à supposer dans l’intérêt de la paix et de la sécurité des consciences. Elle varie, sur un grand nombre de questions, « en deçà » et « au delà des Pyrénées » ; elle se modifie de peuple à peuple et d’âge en âge elle est soumise aux mêmes conditions d’évolution et de progrès que toutes les autres sciences. Or l’hypothèse seule d’une morale invariable pourrait enfermer les autres sciences dans le dilemme d’une