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Leur date s’accuse surtout par la nature de certaines citations, empruntées à des écrivains qui n’ont plus aujourd’hui la même notoriété ou le même crédit. Des noms plus contemporains sont mentionnés au bas des pages mais, s’ils rajeunissent l’ouvrage, ils n’y ajoutent en général aucune lumière. Les questions de l’heure présente, pour les sciences sociales, ne diffèrent guère de celles qui agitaient et troublaient les esprits il y a ving-cinq ans. Les systèmes socialistes, qu’un régime de compression se flattait d’avoir anéantis et qu’il n’avait fait que reléguer dans une ombre plus dangereuse que la libre publicité, ont reparu après 1870, plus violents et plus audacieux qu’après 1848. S’ils ont dépouillé en partie le vieil idéalisme, qui leur donnait une apparence de générosité et de désintéressement, ils n’y ont gagné qu’un peu plus de brutalité dans la forme, sans un plus grand souci, dans le fond, de l’expérience et des réalités positives. M. Baudrillart les avait combattus dès le principe, avec une grande force de bon sens et de logique. Ses arguments gardent toute leur valeur en face des erreurs et des passions contemporaines.

L’originalité de cette argumentation, c’est qu’elle n’a pas la sécheresse de l’orthodoxie économique et de l’orthodoxie conservatrice. M. Baudrillart est un moraliste et un psychologue. Il voit dans la société autre chose que des intérêts. Il fait appel à tous les devoirs de justice et de charité dont nul n’est affranchi, en haut comme en bas de l’échelle sociale, et il sait tenir compte de toutes les passions, de tous les sentiments bons ou mauvais qui peuvent venir en aide ou faire obstacle à l’accomplissement de ces devoirs. Cette heureuse alliance du moraliste et de l’économiste est surtout remarquable dans les leçons sur la famille, sur l’assistance publique, sur le luxe, sur l’impôt dans ses rapports avec la justice et la moralité.

Quand on considère les rapports d’une science quelconque avec la morale, il semble qu’on n’ait le choix qu’entre deux solutions extrêmes : l’indépendance absolue ou la subordination absolue. Partout où la morale a droit de commander, tout intérêt doit s’effacer devant elle, même l’intérêt scientifique. Toute science qui laisse pénétrer dans son domaine des considérations morales s’engage par là même à leur subordonner toutes ses conclusions. Les seules sciences qui puissent s’affranchir d’une complète dépendance sont celles qui se sont assuré une complète indépendance en plaçant résolument leur domaine en dehors de celui de la morale. Telle est la position qu’ont su conquérir les sciences physiques et naturelles. Et cependant, même pour ces sciences, l’indépendance absolue est loin d’être unanimement acceptée et de ne laisser aucun trouble, aucune hésitation dans les consciences. Je n’en veux pour preuve que les controverses sur le droit de vivisection. Si les sciences de l’ordre physique peuvent difficilement écarter toute question de l’ordre moral, la séparation paraît impossible pour les sciences dont l’objet commun est l’ordre moral lui-même. En vain chacune de ces sciences cherche-t-elle à se tracer des frontières parfaite-