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de l’homme. Au point de vue logique, le devoir est, comme l’a dit M. Fouillée, la nécessité de conformer le moyen au but ; il est « la conséquence logique qui fait que ce qui est bon à posséder est bon à vouloir quand la volonté est un moyen de le posséder. » Au point de vue esthétique, il est l’attrait, et comme la fascination que l’idéal exerce sur nous : même en lui résistant, nous ne pouvons nous empêcher de la subir, ou plutôt ce sont les intérêts, les passions, les instincts inférieurs qui lui résistent ; si l’intelligence était autonome, elle réaliserait toujours l’idéal. En ce sens, le devoir est vraiment une obligation que la raison s’impose à elle-même et qu’elle impose, autant qu’il est en elle, aux éléments inférieurs de la nature de l’homme.

5o Aucune loi impérative, naturelle ou révélée, immanente ou transcendante, ne nous fait un devoir de réaliser l’idéal moral. Cet idéal est-il donc le bonheur terre-à-terre de l’utilitarisme anglais, « le plus grand bonheur du plus grand nombre », selon la formule de Bentham ? Mais alors la morale n’est qu’une branche de la politique, elle devient l’art d’assurer le bonheur d’une société donnée en imposant ou en proposant une certaine méthode de conduite à tous les membres qui la composent. Sans doute, c’est là une fin désirable, mais est-elle donc la plus haute que nous puissions concevoir ? M. Fouillée ne le croit pas. « Un être doué de raison, capable de science, capable de concevoir des lois valables pour le monde, n’a plus seulement pour « milieu » la société de ses semblables, il a le monde entier. » Or l’homme a conscience de son rapport avec l’universalité des êtres, et, en prenant connaissance des lois de la nature, il peut, dans sa sphère d’action, modifier la nature même. « L’homme est donc le seul être qui, ayant l’idée du tout et le désir que le tout soit heureux, vive intellectuellement et moralement dans l’univers… Dès lors, de ce point de vue cosmologique, il est permis de croire que la vraie loi pour l’homme doit être l’adaptation universelle, non plus seulement sociale ou individuelle. La société humaine n’est elle-même qu’un symbole d’une société supérieure, d’une unité supérieure embrassant l’univers ». La morale n’est donc pas seulement humaine elle est universelle. Les théologiens disaient : « Tout acte est religieux, quand il est fait pour Dieu » ; le philosophe peut dire : « Tout acte devient moral quand il est fait pour le monde. » Ainsi se trouve rétablie dans la morale cette idée de « l’universel » dont Kant a bien vu la capitale importance, mais qu’il a pour ainsi dire frappée de stérilité en la réduisant à une forme abstraite et vide.

6o Cet idéal social et cosmologique de la félicité et de la perfection universelles que la pensée conçoit d’abord en elle-même avant de l’enfanter dans la vie, non bien souvent sans efforts et sans douleurs, il nous est impossible de ne pas nous demander en fin de compte s’il est vraiment réalisable, et dans quelle mesure est raisonnable et légitime l’espèce d’attraction qu’il a sur nous. Or c’est là poser le problème du fondement métaphysique de la morale.

Les écoles mystiques croient le résoudre en réalisant l’idéal, en fai-