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ANALYSES.fouillée. Systèmes de morale.

d’après M. Fouillée lui-même, qu’on ne la conçoive pas sous la forme anti-scientifique et inintelligible de la liberté d’indifférence.

Le second élément de l’idée kantienne et spiritualiste du devoir, l’obligation absolue, a-t-il du moins plus de valeur ? Mais tout d’abord, si l’on admet le principe général de la relativité de la connaissance humaine, on ne saurait plus sans inconséquence admettre la connaissance d’une obligation absolue. Cette obligation même, cette loi impérative, on ne peut, ce semble, la concevoir que de trois manières ; ou comme l’ordre d’une volonté absolue, ou comme la conséquence d’une fin absolue, ou enfin comme un absolu formel qui se suffit à lui-même. La première conception est celle des partisans d’une morale théologique ; la seconde est celle des spiritualistes ; la troisième est celle des criticistes et de Kant. Mais, objecte M. Fouillée aux théologiens, « une volonté, en tant que telle n’oblige pas, ne peut que menacer ou contraindre. La volonté absolue, malgré le nom que vous lui donnez, n’est pas vraiment pour nous une volonté absolue, puisque nous pouvons vouloir le contraire de ce qu’elle veut… L’obéissance même, quand elle existe, ne produit pas en nous la moralité et n’est pas plus morale en soi que la révolte, car elle est l’obéissance a une loi qui nous demeure étrangère ». Si le devoir n’est que la conséquence d’une fin absolue, peut-il être absolu lui-même ? M. Fouillée le conteste. Dans cette hypothèse, le devoir « exprime simplement la conséquence de la volonté avec soi : qui veut la fin doit rationnellement vouloir les moyens ; le devoir n’est que la nécessité de conformer le moyen au but. Si le but est quelque chose d’absolu, le devoir prend lui-même une apparence d’absolu ; si le but est quelque chose de relatif, le devoir n’aura même plus cette apparence. Quant à la fin absolue elle-même, nous ne pouvons la connaître en aucune manière et le spiritualisme, qui prétend la définir par la perfection intrinsèque des choses, aboutit en dernière analyse à définir cette perfection même par le bonheur de l’homme, c’est-à-dire à ramener l’absolu au relatif. Reste l’hypothèse kantienne d’une loi formelle commandant par elle-même. Mais nous avons déjà vu à quels résultats négatifs aboutit l’impartial examen de cette hypothèse qui d’ailleurs, sous la forme du devoir, suppose l’inconnaissable fond du bien en soi.

M. Fouillée semble donc définitivement exclure de la morale proprement dite l’idée du devoir. Elle n’appartiendrait, selon lui, qu’à la physique des mœurs : loin d’être une forme rationnelle, elle ne serait qu’un instinct, une sorte de « moralité organique ». M. Fouillée adopte au moins en partie l’explication de MM. Bain et Spencer qui ne voient dans l’autorité intérieure de la conscience qu’une imitation de l’autorité extérieure de la société. Il trouve aussi une grande part de vérité dans la doctrine de Darwin qui dérive l’instinct moral de l’instinct social. Que si ces explications ne lui paraissent pas complètement suffisantes, c’est sans doute parce qu’elles ne font aucune part dans la genèse du sentiment de l’obligation aux instincts logiques et esthétiques