Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 17.djvu/565

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
561
ANALYSES.fouillée. Systèmes de morale.

seule idée maîtresse, l’idée de l’abnégation ou du désintéressement. Que sont en effet les deux grandes vertus morales et sociales, la justice et la charité, sinon les deux formes, négative et positive, de l’abnégation ? L’idée même du désintéressement se ramène au fond à celle du bonheur universel. Seul, en effet, le bonheur est un bien pour un être sensible ; mais si cet être est en même temps intelligent comme l’homme, il peut concevoir, par delà son bonheur, le bonheur de tous les êtres. « Le caractère essentiel de l’intelligence, c’est de tendre à l’objectivité, par conséquent à l’universalité. Quand je fais usage de mon intelligence, je fais par cela même abstraction de mon moi et de ma sensibilité personnelle ; je ne vois plus de raison objective pour que mon bonheur soit préférable à celui des autres, je ne vois à cela que d s raisons subjectives, raisons de pure sensibilité, dont l’intelligence a précisément pour tâche de faire abstraction. Pour que je sois vraiment heureux en tant qu’être raisonnable, il faut que tous les êtres soient heureux. » L’idéal moral n’est donc pas, comme le supposent certaines écoles, une révélation d’en haut ce n’est pas davantage une mystérieuse idée a priori ; il s’explique très naturellement par les propriétés mêmes de l’intelligence humaine.

4o L’idéal moral est-il obligatoire ? Impose-t-il à l’homme un véritable devoir’? Cette idée même du devoir où Kant a placé l’unique principe de la morale tout entière, résiste-t-elle à la critique, ou s’écroule-t-elle en poussière sous la main qui ose la toucher ?

Si l’on entend par devoir une obligation absolue s’imposant à un être libre, c’est là une notion illusoire qui doit disparaître de la morale de l’avenir. D’abord le devoir ne peut prouver la liberté, si par hypothèse la liberté même est inconnue ou douteuse. Suppose-t-on avec Kant et le criticisme contemporain que la liberté n’est pas un fait d’expérience, qu’elle est un simple objet de croyance morale ? On essayera en vain de la déduire du devoir. « Le devoir, dit M. Fouillée, est un tout composé de deux idées également essentielles et inséparables pouvoir de faire et loi commandant de faire. Pour que le tout soit certain, apodictiquement certain, comme dit Kant, il faut que les deux parties soient certaines or le commandement de la loi ne sera pas certain pour moi, si je n’ai pas conscience de pouvoir ce qui m’est commandé. « Tu dois » enveloppe donc « tu peux o et n’a pas de sens si l’on n’y présuppose cette idée. Le devoir est la nécessité de vouloir ce qu’il m’est possible de vouloir. Ce n’est pas la nécessité de vouloir sans rien de plus, car alors la volonté serait nécessitée et la chose n’aurait plus rien de contingent ; il faut donc ajouter ce qu’il m’est possible de vouloir pour poser à la fois la possibilité réelle de la chose et le caractère simplement moral de sa nécessité. En un mot, devoir faire, c’est être obligé de faire ce qu’on peut faire et seulement ce qu’on peut faire. » L’argument de Kant, que le spiritualisme éclectique a joint aux autres preuves de la liberté, est, pourrait-on dire d’après M. Fouillée, un paralogisme analogue à celui