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même doctrine les thèses positives que M. Fouillée leur oppose, par lesquelles il les complète, d’après lesquelles il les juge et dont l’ensemble constitue son propre système moral. Cette tâche nous sera rendue plus facile par le soin qu’il a pris lui-même de résumer, dans la préface et dans la conclusion du livre, les résultats de sa critique destinée dans sa pensée à servir de prolégomène à toute morale future.

1o La moralité a sa base organique dans les habitudes et les instincts des individus et de l’espèce : à ce point de vue, qui est celui de la physique des mœurs, elle est le produit d’une longue évolution sociale et mentale où l’éducation et la législation interviennent comme facteurs principaux, et dont le point de départ est peut-être, comme le prétend l’école anglaise, l’égoïsme auquel l’altruisme lui-même peut se réduire. Mais la moralité ne s’achève, elle n’existe pour soi, comme dirait un hégélien, qu’autant qu’elle passe de la sphère des instincts et des habitudes dans celle de l’intelligence. Pour être vraiment moral, pour le rester, sinon pour le devenir, il ne suffit pas que l’homme obéisse à des instincts reçus ou à des habitudes contractées sans qu’il en connaisse l’origine et la valeur ; il faut qu’il obéisse en connaissance de cause à des idées réfléchies et raisonnées ; car du jour où il ne verra plus dans la moralité qu’un amas de préjugés héréditaires, la réflexion défera progressivement en lui l’œuvre même que l’hérédité, sous toutes ses formes, y avait faite. À ce point de vue, qui est celui de la morale proprement dite, la moralité est le produit de la science ou tout au moins de la spéculation : elle est une théorie, une hypothèse qui se réalise elle-même dans la pratique.

2o Toute idée en effet est, par elle-même, une force. « L’homme n’agit pas seulement sous l’impulsion du plaisir sensible, il agit aussi par intelligence et sans avoir besoin d’un autre moteur que l’intelligence, parce que celle-ci est déjà action et qu’elle porte en elle-même son attrait propre. Il n’y a pas de motif purement abstrait et inerte comme ceux qu’imagine une psychologie vulgaire, tout motif est en même temps un mobile, toute idée est une tendance et indivisiblement une action. Au fond, l’idée n’est qu’une action commencée, réfléchie sur elle-même par l’obstacle qu’elle rencontre dans les autres idées qui tendent comme elle à l’existence et prenant ainsi conscience de soi. Par conséquent, l’idéal moral a en soi une puissance spontanée de réalisation : l’idée de la moralité est la moralité commencée. » On reconnaît ici la théorie des idées-forces par laquelle M. Fouillée prétend concilier le naturalisme et l’idéalisme, et qui est le point central et vital de tout son système.

3o Mais toutes les idées morales, les antiques idées du bien, du devoir, de la sanction, ne s’évanouissent-elles pas, comme de vains fantômes, sous le regard de la critique, et en reste-t-il une seule qui puisse encore exercer quelque attraction sur une intelligence enfin consciente et maîtresse d’elle-même ? Il semble que, d’après M. Fouillée, toutes les notions morales, toutes les vérités morales peuvent se dériver d’une