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mais ils n’ont pas tardé à revenir au pur et simple dogmatisme. Ainsi M. Renouvier a prétendu d’abord fonder la morale sur deux faits psychologiques incontestables l’existence de la raison humaine, mais d’une raison réduite à la seule faculté de réfléchir, et la croyance à une liberté au moins apparente. Mais il a fini par poser l’obligation morale comme une idée a priori. Seulement il n’a pas prouvé qu’elle fût a priori, et lui-même a omis de l’inscrire au nombre des catégories de la pensée. Sa théorie de la primauté de la raison pratique a au fond pour but de soustraire la raison pratique elle-même à la critique.

D’après M. Fouillée, Kant n’a jamais fait la critique de la raison pratique pure : il a seulement critiqué l’usage empirique de la raison pratique. « Que la raison, dit-il, soit réellement pratique en tant que raison pure, elle prouve par là même sa réalité et celle de ses concepts, et il n’y a pas de sophisme qui puisse rendre douteuse la possibilité de son existence. » Mais la puissance pratique de la raison pure ne prouve nullement la vérité de ses concepts, c’est-à-dire leur accord avec l’ensemble de l’expérience possible. De ce que nous sommes moralement nécessités à agir selon les idées du devoir, de la liberté et du souverain bien, il ne s’ensuit nullement que ces idées soient objectivement valables ; et cependant elles prétendent à une valeur objective, transcendante même, puisqu’elles postulent l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu. En outre, Kant n’a pas non plus prouvé l’existence de la raison pure pratique. Il s’est contenté de renvoyer le lecteur aux preuves de l’existence de la raison pure en général. Mais parce que les principes de la métaphysique, de la physique ou des mathématiques sont a priori, s’ensuit-il, sans autre démonstration, que ceux de la morale le soient aussi ?

Cette critique des principes de la morale, M. Fouillée la poursuit avec une persévérance infatigable d’un bout à l’autre de la doctrine kantienne. Il critique tour à tour l’objet de la moralité, c’est à dire le bien absolu qui se confond avec la bonne volonté, elle-même identique à la raison pure ; le sujet de la moralité, c’est-à-dire la liberté intelligible ou nouménale ; enfin la forme de la moralité, c’est-à-dire la loi morale. Ces trois termes au fond sont identiques ; car la volonté pure, c’est la volonté conforme à la raison pure, c’est-à-dire à la loi morale ; et la liberté intelligibles n’est elle-même autre chose que la volonté pure.

Que faut-il donc penser de cette idée du devoir à laquelle toute la morale, d’après Kant, est suspendue ? Et d’abord, comment la concevons-nous ? Kant l’appelle un fait ; mais ce n’est pas, dit-il, un fait empirique, c’est le fait unique de la raison qui se proclame par là originairement législative. Il l’appelle aussi un axiome. Le jugement qui l’ajoute à l’idée de notre volonté sensible est un jugement synthétique à priori et cependant, objecte M. Fouillée, nous n’avons point d’intuition qui lui corresponde. Que deviennent alors les théories de la Critique de la raison spéculative selon laquelle l’intuition est toujours nécessaire pour poser les choses de fait, rendre les axiomes possibles, et opérer la syn-