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nelle de l’air d’Eléazar au quatrième acte de la Juive. » — « Dans l’adagio d’une de mes symphonies, ajoute Berlioz (la Symphonie fantastique), le cor anglais, après avoir répété à l’octave basse les phrases d’un hautbois, comme ferait dans un dialogue pastoral la voix d’un adolescent répondant à une jeune fille, en redit les fragments à la fin du morceau avec un sourd accompagnement de quatre timbales, pendant le silence de tout le reste de l’orchestre. Les sentiments d’absence, d’oubli, d’isolement douloureux qui naissent dans l’âme de certains auditeurs à l’évocation de cette mélodie abandonnée n’auraient pas le quart de leur force si elle était chantée par un autre instrument que le cor anglais[1]. »

Cette page de Berlioz est de grand prix pour nous. Elle atteint presque la rigoureuse précision d’un morceau de psychologie. Non seulement le timbre du cor anglais est appelé une voix, mais encore une voix lointaine ; non seulement les sentiments de l’âme qu’exprime cette voix sont comptés ainsi que les nuances et les degrés de ces émotions, mais encore il est dit avec une parfaite exactitude que, par analogie au moins, c’est une voix d’adolescent. Le timbre du cor anglais arrive donc, par lui seul, au plus haut point de détermination psychologique, adjectivement et substantivement, que puisse atteindre un timbre d’instrument, sans explication par des paroles.

Eh bien, ce ravissant hautbois alto, cette voix humaine est en même temps un des organes les plus pittoresque de l’orchestre. Par où ? Précisément par son accent humain. Voyez plutôt : pourquoi le cor anglais évoque-t-il l’idée de lointain dans l’espace, par exemple à ce qu’on appelle le Ranz des vaches de l’ouverture de Guillaume Tell ? Parce qu’il est analogiquement une voix comme la nôtre, mais lointaine en vertu de sa douceur et de sa sonorité voilée. Et pourquoi ramène-t-il avec tant de force l’image du passé et, par association, les idées d’absence, de regret, d’abandon ? Parce qu’il est, encore et toujours analogiquement, une voix chantant ou parlant à notre souvenir du fond des années écoulées.

La même idée, mais suivie d’un cortège différent de sentiments, d’images dominantes et de représentations secondaires, peut être éveillée par tel autre instrument. Le cor, lui aussi, quand son beau timbre monte de la douceur à la force, ou redescend de la force à la douceur, ou atténue son éclat pendant quelques phrases, fait penser à un bruit lointain qui diminue, ou qui augmente, ou qui reste à la même distance. Cependant, tandis que le cor anglais semble avoir plutôt rapport au passé, qui est le lointain dans le temps, le cor excite plu-

  1. Grand traité d’instrumentation, etc., pages 129 et 124.