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trop insister sur leurs contradictions réciproques c’est un mauvais moyen de pacifier les gens que de leur rappeler leurs différends et Leurs torts mutuels c’est au contraire le plus sûr moyen de perpétuer la bataille. M. Fouillée était donc condamné, croyait-on, à émousser les angles de tous les systèmes pour leur permettre de se rencontrer sans se heurter. Sa doctrine ne pouvait être qu’un vague et obscur syncrétisme où les idées les plus opposées ne consentiraient en apparence à s’embrasser que faute de se reconnaître mutuellement dans les ténèbres. Ceux qui s’étaient fait cette illusion doivent avouer aujourd’hui qu’ils s’étaient trompés. M. Fouillée leur a montré dans ce livre, — parfois aux dépens de certains d’entre eux, — que la méthode de conciliation n’interdit pas de voir ni de faire voir les côtés faux ou douteux des systèmes. Sans doute, il tend toujours à des conclusions positives, et de chaque doctrine, après l’avoir critiquée, il tire à soi et s’incorpore, non sans l’avoir transformée, l’idée maîtresse mais, à vrai dire, c’est un peu à la façon du vainqueur qui se pare de la dépouille du vaincu. Dans plus d’un chapitre, sa critique fait le bruit et jette les éclairs d’un combat singulier. Citons en particulier tout le livre troisième, où M. Fouillée joute avec un des plus rudes logiciens de notre temps. On est émerveillé de la précision et de la vigueur de ses coups sa dialectique infatigable, subtile, éblouissante comme la lame d’une épée enveloppe son adversaire, le suit dans tous ses mouvements, le déjoue dans toutes ses feintes, et ne s’arrête qu’après l’avoir désarmé. Dans le livre même où il s’est mesuré avec un des géants de la pensée moderne, il n’a point paru trop inégal et c’est sans doute un beau succès que d’avoir arraché aux plus fervents admirateurs de la Critique de la raison pratique, cet aveu significatif que, si l’on peut encore conserver quelque chose du fond de la critique, c’est à la condition d’en revoir et d’en corriger toute la forme.

II. — Tous les systèmes de morale contemporains sont successivement passés en revue par M. Fouillée. Il faut en excepter l’utilitarisme, sans doute parce que la critique de ce système a été déjà amplement faite par M. Guyau dans son beau livre sur la Morale anglaise contemporaine et parce qu’il tend à se fondre de nos jours dans la morale de l’évolution. La doctrine de son dernier défenseur, M. Sidgwick, est seulement signalée et discutée dans une assez longue note.

L’ordre suivi dans l’examen des systèmes est, semble-t-il, celui de la « positivité » décroissante. La part de la métaphysique devient en effet de plus en plus considérable à mesure qu’on passe des uns aux autres. L’évolutionisme prétend tout réduire aux faits : dans la morale positive et la morale indépendante, les faits semblent dominés et réglés par des idées encore mal définies ; la morale kantienne et néo-kantienne proclame le caractère à priori des idées morales et elle y voit soit l’absolu lui-même, une sorte d’absolu immanent aux faits, soit un symbole de l’absolu ; le pessimisme définit l’absolu, premier principe de la morale, par la volonté universelle et inconsciente ; le spiritualisme le