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F. PAULHAN. — la morale idéale

tion avec l’intérêt de notre vie actuelle. On range ainsi une partie des sentiments égoïstes du côté des sentiments altruistes et désintéressés, et l’on peut, grâce à ce procédé, triompher quelquefois de certains autres sentiments égoïstes. Cet avantage, nous ne l’avons pas et il faut même reconnaître que, à certains égards, l’individu a come un droit de ne pas agir moralement.

Les commandements que nous pouvons donner ne sont que des commandements hypothétiques, ils supposent chez l’individu un but conscient ou une tendance inconsciente qui doivent déterminer ses actes. Si cette tendance, si ce but n’existent pas, il n’y a plus rien à faire. Si un individu nous témoigne qu’il se moque de la vertu, de l’intérêt général et de la systématisation, il n’y a rien à dire et rien à faire qu’à le mettre dans l’impossibilité d’agir selon ses principes. Si un autre individu trouve la société mauvaise et veut se tuer, il n’y a aucune objection à lui faire. On ne pourrait lui en faire qu’au point de vue social, et il se retranche de la société ou au point de vue du monde et il se retranche du monde. Il pourrait d’ailleurs soutenir, et souvent avec raison, que sa mort facilitera plutôt qu’elle ne gênera l’harmonie générale.

On voit comment de nombreux conflits peuvent naître entre les devoirs, c’est que l’homme est non seulement un être imparfait, mais très probablement aussi un être manqué. Ses diverses facultés ne s’harmonisent pas entre elles et on n’entrevoit guère la réalisation possible de cette harmonie. Il faudrait que l’homme se refondit presque entièrement. Ce serait beaucoup exiger de lui que de le lui demander. Il ne faut donc pas vouloir appliquer à l’homme la morale absolue dont nous avons parlé et qui ne sera probablement jamais applicable. La lutte des intérêts se présente et se présentera souvent, en s’appuyant sur les principes de la relativité et de la systématisation on peut lâcher de déterminer en quelques cas le chemin à suivre. Mais les conséquences des actes sont si difficiles à calculer, il est si difficile aussi de tenir compte de toutes les conditions que, force est bien de le reconnaître, si la règle abstraite est nette et claire, son application est bien difficile, il est souvent impossible de savoir où est le devoir, et nous agirons toujours un peu au hasard, On peut se faire illusion et se donner de la satisfaction de conscience en agissant d’après quelques principes d’une généralité relative, sans regarder si la raison qui fait appliquer quelquefois ces principes ne doit pas, bien souvent aussi, empêcher de les appliquer. Cela est agréable, et relativement facile, mais dangereux. Il n’y a, pour en être convaincu, qu’à voir le rôle que les principes jouent dans la politique contemporaine.