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que, abstraitement parlant, toute autre théorie morale que celle de la justice absolue et de la dignité humaine peut autoriser en certains cas le sacrifice d’un innocent. Laissons de côté la morale théologique qui prodigue ces sortes de sacrifices avec trop de générosité. Si quelques partisans de l’utilitarisme ou de l’évolutionnisme ne vont pas jusque-là, c’est que le sentiment de la justice, tel que la constitué notre civilisation, l’a emporté chez eux sur la logique. Au point de vue déterministe, auquel les déterministes ont toujours de la peine à se placer, il n’y a ni mérite, ni démérite métaphysique, l’homme est un bon ou un mauvais rouage. Le coupable est un mauvais rouage dans la société, on le supprime, ou on le met dans l’impossibilité de nuire, tout le monde y convient ; l’innocent dont la perte serait nécessaire est un bon rouage par lui-même, c’est-à-dire que, dans ce qu’on appelle les conditions normales, il était un bon rouage, mais certaines circonstances le rendent nuisible. Pourquoi hésiterait-on à s’en débarrasser si l’intérêt est le critérium suprême ? Toute théorie utilitaire exige que l’on aille jusque-là et que l’on admette au moins la possibilité d’un tel acte. Mais on peut soutenir aussi, au nom de la systématisation, que dans notre civilisation actuelle le fait ne doit jamais se produire. Cette opinion se défendrait par la nécessité qu’il y a à ne pas affaiblir les sentiments des plus élevés de l’homme, les plus capables de produire la systématisation. De sorte que, en résumé, l’action serait bonne chez un peuple en qui elle n’éveillerait pas de remords, mauvaise chez un peuple qui, comme nous, aurait les sentiments moraux construits de telle sorte que cet acte les blesserait profondément, les affaiblirait sans les transformer et risquerait par là de jeter la société dans les pires malheurs.

Une autre question est de savoir comment on peut rendre pratiques les enseignements de la morale. Il est bien évident que nous n’avons pas ici de base absolue pour appuyer nos commandements. Nous demandons à un homme de sacrifier son intérêt, pour cela, nous faisons appel à ses bons sentiments. S’il en a et s’ils sont assez développés, notre appel sera entendu et l’acte-sera exécuté ; mais si ses bons sentiments ou ses habitudes n’ont pas une force suffisante pour déterminer l’acte, nous ne pouvons faire appel à un principe supérieur. Nous ne pouvons faire appel à un principe absolu, dont l’efficacité en ce cas serait, au reste, probablement médiocre et nous ne pouvons agir sur ses sentiments égoïstes en lui représentant les peines et les récompenses d’une autre vie. Les religions ont cet avantage d’appuyer la morale sur une plus large base psychologique en divisant l’intérêt de l’individu et en montrant l’intérêt futur en contradic-