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LÉVÊQUE. — l’esthétique musicale en france

De plus, les caractères que se donne à lui-même cet instrument par son timbre, il en revêt à l’occasion l’orchestre tout entier. Par exemple, dans le forte simple, les trombones, en harmonie à trois parties, dans le medium surtout, ont une expression de pompe héroïque, de majesté, de fierté. Cette expression se communique à l’ensemble des instruments. Quand ils se combinent avec les voix humaines dans l’action dramatique, les trombones y ajoutent le puissant caractère de leur timbre : par exemple, dans le Don Juan, de Mozart, en se mêlant à la voix du Commandeur, ils l’agrandissent énormément à l’aide d’une résonance pleine d’accents formidables. Dans le mezzo forte du medium, à l’unisson ou en harmonie, avec un mouvement lent, les trombones prennent le caractère religieux et l’imposent à la marche ou aux paroles des personnages. Mozart, dans les chœurs des prêtres d’Isis, de la Flûte enchantée, a produit d’admirables modèles de la manière de leur donner la voix et les allures pontificales[1]. Certes on ne doit pas perdre de vue que, malgré tout, le timbre de cet instrument, comme celui des instruments même les plus musicaux, a ses indéterminations, ses ambiguïtés. Il n’approche de la particularité, de l’individualité surtout qu’à l’aide d’autres timbres. Néanmoins ceux-ci appartiennent bien plutôt aux familles supérieures qu’aux inférieures, qu’ils surpassent, on vient de le voir, même au point de vue de la puissance pittoresque.

On le verra mieux encore, nous l’espérons, par l’étude de quelques timbres non moins curieux et non moins riches. Notre méthode étant maintenant éprouvée, il nous sera permis de l’appliquer brièvement à un petit nombre d’exemples.

Depuis un demi-siècle, l’orchestre possède un instrument tellement expressif qu’on l’a appelé longtemps voix humaine. Les compositeurs italiens écrivaient voce umana. C’est le cor anglais, qui est un hautbois plus grave d’une quinte que le hautbois ordinaire : il est à celui-ci comme l’alto est au violon. Tous les théoriciens sonoristes sont d’accord sur sa puissance vocale. Berlioz note en termes pleins de délicate justesse les caractères psychologiques de ce timbre éminemment individuel. « C’est, dit-il, une voix mélancolique, rêveuse, assez noble, dont la sonorité a quelque chose d’effacé, de lointain, qui la rend supérieure à toute autre quand il s’agit d’émouvoir en faisant renaître les images et les sentiments du passé, quand le compositeur veut faire vibrer la corde secrète des tendres souvenirs. M. Halévy a employé avec un bonheur extrême deux cors anglais dans la ritour-

  1. Berlioz, Grand traité d’instrumentation, etc., page 220.