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Remarquons d’ailleurs a priori que cette opposition peut n’être que temporaire ou même apparente.

En effet, quand nous disons que l’honnête, l’utile et le beau, sont des choses différentes et mêmes opposées, il faut entendre évidemment que certaines choses peuvent nous paraître à la fois utiles et laides, belles et immorales, morales et dangereuses. Mais nos idées sur le bien, le beau et le vrai se modifient constamment, on peut donc supposer un état de l’humanité tel que ce qui est utile à la société fût toujours considéré comme honnête, que ce qui est utile fût toujours considéré comme beau. C’est une question difficile à résoudre que de savoir si l’homme est en marche vers cette systématisation complète, et s’il n’a point par mégarde pris un chemin qui ne le conduira pas au but et où il ne peut revenir en arrière. Quoi qu’il en soit, il est un fait certain, c’est que, actuellement, nos tendances se contrarient et que notre intérêt nous pousserait souvent dans une voie alors que notre sens moral nous entraînerait dans la direction opposée et que notre sens esthétique parfois nous détournerait vers un troisième chemin. Et si, à un point de vue général de la société et de l’humanité, on peut croire jusqu’à un certain point, ce que je n’admets guère pour ma part, que ce désaccord n’est que temporaire, au point de vue de l’individu il est bien réel, et ce désaccord nouveau vient s’ajouter à cet autre, que l’intérêt de l’individu est souvent eu désaccord avec l’intérêt social. Une théorie de la morale doit tenir compte de ces imperfections, et essayer d’y remédier où au moins d’indiquer comment le principe général peut s’appliquer dans quelques cas particuliers.

On peut ranger d’abord au nombre des exceptions apparentes tout ce qui provient des oppositions entre le beau, l’honnête et l’utile et qui est produit non par la nature des choses elles-mêmes, mais par la mauvaise formation de nos sentiments et de nos goûts, par les défauts de notre organisation psychologique, défauts analogues à ceux que l’on a trouvés dans la conformation et le fonctionnement de nos différents organes, de l’œil, par exemple. Rien de ce qui est réellement utile à la société ne devrait paraître immoral, non plus que rien de ce qui est beau. La question est de savoir s’il faut tâcher de ramener le bien à l’utile ou l’utile au bien, lequel des trois principes secondaires, le bien, le beau, l’utile, doit-il l’emporter sur l’autre ? Au premier abord, l’utile semble être le plus invariable des trois, et celui qui dépend le moins des variations individuelles : cela est peut-être vrai, mais moins qu’on ne le croit. L’utile, en effet, se mesure subjectivement par le degré de bonheur général de l’individu, de même que le beau se mesure par le degré de satisfaction éprouvé