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F. PAULHAN. — la morale idéale

par ses rapports avec les autres, montre la réalisation de cette loi générale dans l’ordre et l’unité. Mais pour qu’une telle systématisation philosophique soit possible, il faut évidemment que le monde s’y prête, c’est-à-dire que l’unité y règne et la systématisation. Il faut donc que le monde réalise la plus haute moralité possible. Alors la philosophie scientifique et la philosophie idéale se réunissent, la philosophie idéale devient réelle, la philosophie réelle devient idéale. Mais de même que la philosophie idéale ne peut devenir réelle qu’en devenant scientifique, de même la philosophie scientifique ne peut devenir parfaite, ne peut s’achever que par la réalisation de la philosophie idéale. C’est dire qu’actuellement une philosophie scientifique complète est impossible à faire. La synthèse du monde ne peut être aujourd’hui effectuée par la science, et cette synthèse totale sera impossible tant que l’homme sera imparfait non seulement au point de vue intellectuel, mais au point de vue moral, puis que la synthèse totale suppose la systématisation réelle et complète des phénomènes, et que cette systématisation suppose la moralité parfaite de l’homme. Ainsi, à un certain point de vue, la morale tend à rendre la philosophie possible, la conduite de l’homme modifie l’homme et la nature, par là elle modifie jusqu’à un certain point la science et la philosophie.

Nous avons surtout examiné jusqu’ici la philosophie de la pratique plutôt que la morale, et nous avons toujours considéré la chose au point de vue le plus abstrait et le plus général. Il y avait avantage, il me semble, à présenter tout d’abord et d’une manière synthétique les lois générales d’où tout doit se déduire, et à étudier ensuite le problème plus particulier en les dérivant des lois générales, qui nous montrent ainsi leurs conséquences pratiques. Nous aurions ainsi à discuter l’interprétation de certains mots reçus et de certaines idées conventionnelles, le devoir, la vertu, le bonheur etc.

Stuart Mill dans le chapitre que j’ai déjà cité, et qui, à côté de nombreuses erreurs, contient un grand nombre de bonnes remarques, Stuart Mill a écrit les lignes suivantes : « Ces prémisses générales avec les principales conclusions qu’on peut en déduire, forment (ou plutôt pourraient former) un corps de doctrine qui est proprement l’art de la vie dans ses trois branches : la morale, la prudence ou politique et l’esthétique, l’honnête, l’opportun et le beau ou le noble dans les actions et dans les œuvres de l’homme. » La division de Stuart Mill donnerait lieu à bien des critiques, mais elle renferme une vue juste : c’est la différence et l’opposition du beau, de l’honnête et, en somme, de l’utile. Stuart Mill n’a pas employé ici cette dernière expression, car il voulait, lui, faire de l’utile le fondement dernier de la morale.