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F. PAULHAN. — la morale idéale

çons au point de vue de l’humanité, nous voyons que, dans certains cas, l’extermination ou l’affaiblissement considérable de l’une des deux nations peut être une chose bonne et désirable, et que, par conséquent il serait, en quelque sorte, du devoir de cette nation de se laisser vaincre ou du devoir de chaque citoyen de cette nation d’abandonner sa patrie. Il en est toujours ainsi, la supériorité, j’en tends la supériorité morale, est toujours du côté de la systématisation la plus grande.

Une conséquence de cette conception de la morale, c’est que toute morale suppose une collection d’êtres en rapports entre eux. Il n’y a pas, au sens absolu du mot, de morale individuelle, ou, si l’on préfère, il n’y en a que parce que, comme on l’a dit, l’individu est une société[1]. Tous les devoirs sociaux de l’individu se rapportent à la systématisation de la société dont il fait partie. Tous ses devoirs individuels se rapportent à la systématisation des faits et des tendances qui constituent sa personnalité. Un individu qui serait absolument simple et isolé n’aurait pas de devoirs, il n’y aurait pas lieu de parler de morale en s’occupant de lui. On ne peut avoir de devoirs envers soi-même que si l’on est un complexus, une société d’une certaine nature, composée d’éléments distincts et en relation intime les uns avec les autres.

Si l’on veut pénétrer plus avant, on arrive à une conclusion d’apparence paradoxale, c’est que si l’individu, de même que la société, a certains devoirs vis-à-vis de ses parties constituantes, ces parties constituantes ont aussi certains devoirs les unes envers les autres, et envers l’ensemble. Au point de vue de la psychologie phénoméniste pour qui l’homme n’est qu’un complexus de tendances et de phénomènes, il ne doit pas d’ailleurs paraître bien étrange de dire que ces phénomènes et ces tendances ont des devoirs. Mais cela étonne parce que nous sommes encore habitués à l’ancien sens des mots personne et devoir, et cela nous permet en même temps de voir au juste ce que signifie ce dernier mot. Il n’implique plus ni la liberté métaphysique, ni l’obligation, ni rien de semblable. Il est simplement la détermination des conditions de réalisation de l’idéal, et de la conduite que tiendrait dans des conditions déterminées un être qui se conduirait pour le mieux, c’est-à-dire qui agirait dans le sens de la plus grande systématisation. Une des objections les plus souvent faites aux doctrines qui repoussent toute métaphysique, c’est de ne pouvoir expliquer le devoir. Il faut distinguer. Ce qu’est le devoir on peut le déterminer, comme nous venons

  1. Voir l’ouvrage de M. Espinas, Les sociétés animales.