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fixes et immuables, ou bien ils varient indéfiniment, ou bien ils varient pour la forme et restent au fond, c’est-à-dire abstraitement, les mêmes. Mais ce n’est pas encore cette question-là que nous devons aborder, ou plutôt nous devons y arriver par la considération d’une autre question qui nous permettra de résoudre la première.

D’abord, remarquons que ce qu’on dit du beau peut se dire encore du bien et réciproquement, comme il sera facile de le voir. Cela étant, je m’occuperai plutôt du beau, et voici pourquoi, c’est qu’il est plus facile de poser et de résoudre le problème qui, du reste, est absolument le même. Nous avons plus de préjugés sur le bien que sur le beau en général ; on admet plus facilement, — ce n’est pas beaucoup dire, — la discussion d’une théorie esthétique à laquelle on tient que la discussion d’une théorie morale, l’esprit est plus libre et un peu moins prévenu, et moins distrait, moins troublé par les idées associées que la discussion peut réveiller.

Si quelqu’un déclare préférer la musique allemande à la musique italienne, et vice versa, à quelqu’un qui n’est pas de son opinion, selon qu’il aura affaire à un amateur fanatique ou à ce qu’on appelle dans le monde un esprit large, on pensera qu’il n’entend rien à la musique ou bien que son opinion est indifférente, et qu’il ne faut pas discuter des goûts. Si, au contraire, on parle devant des gens cultivés, des goûts esthétiques que peuvent avoir certaines personnes sans éducation pour des lithographies coloriées, aux couleurs voyantes, il n’y aura qu’une voix pour blâmer le manque de sens artistique de ces personnes, et si l’on cite le fameux proverbe sur les goûts et les couleurs, ce sera, cette fois, avec une nuance ironique bien marquée. Ainsi tantôt on semble admettre qu’il y a réellement un beau objectif, tantôt que chacun a le droit d’avoir son goût personnel. Il y a bien des choses que nous aimons, parmi celles-là il y en a que nous préférons, il en est d’autres, au contraire, que nous trouvons laides. Pour ce qui concerne les premières, nous sommes à peu près tolérants et nous admettons que l’on puisse indifféremment (ou presque indifféremment, car, en somme, nous considérons toujours notre goût comme le bon, et nous n’avons de tolérance réelle que pour ce qui ne nous intéresse pas) préférer l’une ou l’autre ; mais les choses que nous détestons bien, nous n’admettons pas qu’un homme de goût les aime, tout au moins ne pouvons-nous croire que sur ce point il soit homme de goût. Ainsi, théoriquement du moins, nous admettons à la fois et qu’il y a un bon goût et un mauvais, et que cependant les goûts sont indifférents. Il y a les gens qui ont du goût et ceux qui n’en ont pas. Ceux-là peuvent varier d’opinions, leurs opinions sont toujours bonnes, les autres n’entendent rien à l’art,