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F. PAULHAN. — la morale idéale

ainsi des propositions conditionnelles que l’on peut transformer, si l’on veut, en propositions impératives. Ainsi l’art, considéré au point de vue théorique, comme le fait Stuart Mill, ne s’oppose pas à la science, il dérive d’elle entièrement, il est une science conditionnelle, une science idéale qui indique le rapport des choses, non pas tels qu’ils sont actuellement mais tels qu’il peuvent être sous certaines conditions. On peut, il est vrai, transformer en conseils ces constatations et ces inductions scientifiques, mais il est facile de voir que l’art, en ce cas, se réduit à une forme. Nous sommes donc conduits à ne pas laisser subsister entre l’art et la science, la distinction introduite par Mill, et à dire que toute théorie de l’art est une science et peut être scientifiquement exposée. À ce titre, la morale est une science, quant aux principes généraux de l’art, ils sont une philosophie.

Sans doute Mill a raison, en un sens, quand il dit que l’affirmation qu’un individu a une opinion individuelle sur telle ou telle fin ne va pas au fond des choses et n’a pas une grande importance ; mais on a beau faire, affirmer la prééminence de telle fin par rapport à d’autres, c’est toujours énoncer un fait ou une loi naturelle, on ne sort pas de la science. Si Mill fonde sa morale sur le bonheur général, c’est qu’il croit apparemment que le bonheur est ce qui convient le mieux à la nature de l’homme. Son affirmation ne diffère pas, quant au fond, et pour ce qui nous occupe actuellement, de celle que peut faire un individu quelconque, elle énonce un fait comme l’autre, seulement elle atteint son but par une observation plus longue et un raisonnement plus compliqué. Elle ne porte pas moins que l’autre sur un point de fait.

Nous comprendrons mieux que Mill s’est trompé en comprenant comment et pourquoi il s’est trompé. Son erreur a consisté d’abord à ne pas distinguer ce que j’ai appelé tout à l’heure la philosophie de l’idéal et la philosophie de la pratique, ensuite, à ne pas distinguer la théorie de la pratique et la pratique elle-même.

La philosophie de l’idéal et la philosophie de la pratique sont, en effet, des choses distinctes, cette dernière dépend de l’autre, elle est moins vaste et s’en distingue par certains caractères particuliers. La philosophie de l’idéal nous donne les lois de l’idéal sans se préoccuper de savoir s’il est en notre pouvoir ou non de réaliser cet idéal ; elle est une recherche purement théorique. La philosophie de la pratique au contraire dont la morale est une dépendance directe donne les règles de conduite générale propres à avancer plus ou moins complètement, à faciliter autant que possible, la réalisation de l’idéal. La philosophie de l’idéal est absolue dans le domaine relatif de notre