Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 17.djvu/5

Cette page n’a pas encore été corrigée


PASSÉ ET AVENIR DE LA RELIGION[1]


La conscience religieuse diffère de la conscience ordinaire en ce qu’elle s’occupe de ce qui est au delà de la sphère des sens. Un animal pense seulement aux choses qui peuvent être touchées, vues, entendues, goûtées, etc. ; nous pouvons en dire autant de l’enfant à l’état d’ignorance, du sourd-muet et de l’homme tout à fait sauvage. Mais l’homme plus développé pense à des êtres qu’il considère comme ne pouvant être ordinairement ni entendus, ni touchés, ni vus et auxquels il attribue cependant une influence sur lui-même. D’où vient cette notion d’agents au-dessus de toute perception ? Comment ces idées touchant le surnaturel procèdent-elles d’idées touchant ce qui est naturel ? La transition ne peut être subite, et un exposé de la genèse de la religion doit nécessairement commencer par décrire les différentes phases de cette transition.

La théorie des esprits nous fait clairement voir ces phases. Elle nous montre que l’intelligence différencie, par un progressus lent et imperceptible, les êtres invisibles et intangibles des êtres visibles et tangibles. Dans le fait que l’autre soi-même, qui est supposé se mouvoir dans les rêves, est regardé comme ayant réellement exécuté et vu tout ce dont on a rêvé — dans le fait que cet autre soi-même est conçu comme un double, également matériel, de l’original, ne s’éloignant que peu de temps au moment de la mort, mais devant prochainement revenir, nous voyons que l’agent surnaturel dans sa forme primitive diffère très peu de l’agent naturel — est seulement l’homme réel ayant en plus de ce dernier le pouvoir de se mouvoir autour de nous sans être vu, et de nous faire du bien ou du mal. Et le fait que, lorsque le double de l’homme mort cesse d’apparaître dans les rêves de ceux qui le connaissaient, cette disparition est re-

  1. Cet article formera probablement le dernier chapitre des « Institutions ecclésiastiques », partie VI des Principes de Sociologie. Les assertions de fait qui se trouvent dans le première partie de l’article sont fondées sur le contenu des précédents chapitres. Cependant les preuves à l’appui de la plupart d’entre eux se trouvent dans la partie première des Principes de Sociologie, déjà publiée (note de l’auteur).