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cun des grands maîtres du siècle dernier ne crut devoir l’introduire dans l’orchestre, Spontini le premier la fit entendre dans sa marche triomphale de la Vestale et un peu plus tard dans quelques morceaux de Fernand Cortès : elle était là bien placée. Mais l’écrire… dans tous les morceaux d’ensemble, dans tous les finales, dans le moindre chœur, dans les airs de danse, dans les cavatines même, c’est le comble de la déraison et, pour appeler les choses par leur nom, de la brutalité, d’autant plus que les compositeurs, en général, n’ont pas même l’excuse d’un rythme original qu’ils seraient censés avoir voulu mettre en évidence et rendre dominateur des rythmes accessoires ; non, on frappe platement les temps forts de chaque mesure, on écrase l’orchestre, on extermine les voix ; il n’y a plus ni harmonie, ni mélodie, ni dessins, ni expression ; c’est à peine si la tonalité surnage ! et l’on croit naïvement avoir produit une instrumentation énergique et fait quelque chose de beau !… Inutile d’ajouter que la grosse caisse, dans ce système, ne marche presque jamais qu’accompagnée des cymbales, comme si ces deux instruments étaient, de leur nature, inséparables… Les cymbales, perdant ainsi leur sonorité, ne produisent plus qu’un bruit comparable à celui qui résulterait de la chute d’un sac plein de ferrailles et de vitres cassées.

« La grosse caisse est pourtant d’un admirable effet quand on l’emploie habilement. Elle peut, par exemple, n’intervenir dans un morceau d’ensemble, au milieu d’un vaste orchestre, que pour redoubler peu à peu la force d’un grand rythme déjà établi et graduellement renforcé par l’entrée successive des groupes d’instruments plus sonores. Son intervention fait alors merveille ; le balancier de l’orchestre devient d’une puissance démesurée ; le bruit ainsi discipliné se transforme en musique, Les notes pianissimo de la grosse caisse unie aux cymbales dans un andante et frappées à longs intervalles ont quelque chose de grandiose et de solennel. Le pianissimo de la grosse caisse seule est, au contraire, sombre et menaçant, si l’instrument est bien fait et de grandes dimensions ; il ressemble à un coup de canon lointain.

« J’ai employé, dans mon Requiem, la grosse caisse forte, sans cymbales et avec les deux tampons. L’exécutant, frappant un coup de chaque côté de l’instrument, peut ainsi faire entendre une succession de notes assez rapides qui, mêlées, comme dans l’ouvrage que je viens de citer, à des roulements de timbales à plusieurs parties et à une orchestration où les accents de la terreur dominent, donnent l’idée des bruits étranges et pleins d’épouvante qui accompagnent les grands cataclysmes de la nature[1]. »

Dans un genre nouveau, sur un instrument de peu de valeur musicale, ce sont assurément là des pages brillantes et originales. Que nous apprennent-elles quant au pouvoir expressif du timbre dont il s’agit ? La première observation à recueillir, c’est que ce timbre est

  1. Grand traité d’instrumentation, etc., p. 175.