Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 17.djvu/450

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
446
revue philosophique

elle n’a d’ailleurs de véritable nouveauté que dans sa formule et dans la netteté avec laquelle elle est exposée. La seconde, au contraire, trouvera sans doute des contradicteurs ; mais je pense que plus on l’approfondira, plus on en reconnaîtra la vérité.

L’histoire nous montre l’arithmétique à son berceau obligée de se faire toute géométrique ; lorsqu’elle s’est dégagée de ces langes, lorsque l’algèbre a grandi, son essor le plus saillant est marqué par une nouvelle alliance avec la géométrie, alliance bien plus féconde encore que la première, et qui s’opéra sous les auspices de Descartes. De nos jours, une réaction semble s’être effectuée ; les mathématiciens se sont efforcés d’abstraire complètement la science générale des grandeurs et de la débarrasser de toute considération géométrique ; ils sont même arrivés à traiter de relations auxquelles ne peut correspondre aucune intuition effective. Mais peut-être un mouvement inverse va-t-il commencer, comme le montrent déjà quelques signes précurseurs.

La question a une grande importance au point de vue de l’enseignement, plutôt qu’au point de vue des progrès ultérieurs de la science ; passé un certain niveau, le mathématicien doit avoir une conscience bien nette des rapports entre la science générale des grandeurs et la science spéciale des grandeurs relatives à l’étendue ; mais dans l’enseignement secondaire, par exemple, est-il préférable de ne jamais faire appel, dans les démonstrations des théorèmes d’algèbre, à l’intuition géométrique, alors qu’elle est souvent si commode et épargne tant de longs détours ?

Je ne prétends point trancher en quelques lignes une question aussi grave ; il y a deux écueils opposés ; en essayant de bannir l’intuition, on trompe, je crois, l’élève et l’on se trompe soi-même, sur le véritable caractère des démonstrations algébriques qui, en dernière analyse, supposent toujours une certaine intuition. Car il est impossible d’avoir la notion de nombre entier, sans se figurer des objets isolés dans l’espace, il est impossible d’avoir la notion du continu sans avoir l’idée de la ligne.

D’un autre côté, l’abus de l’intuition a ses dangers ; par cela même qu’elle fournit un procédé de démonstration plus rapide, et qui nécessite une attention moins profonde, elle peut entraîner des erreurs. Il n’y a pas encore bien longtemps, la plupart des mathématiciens croyaient que toute fonction continue a une dérivée, et certains, des plus illustres, pensaient être arrivés à la démonstration de cette proposition, fondée, en dernière analyse, sur la représentation intuitive d’une fonction continue par une courbe et sur l’intuition de