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ANDRADE. — conservation de la force

Nous en sommes encore loin, et, puisqu’on ne peut que conjecturer, je dirai qu’à mon avis un déterminisme mécanique rigoureusement immuable ne s’accommode guère avec l’histoire du système solaire telle que nous l’imaginons depuis Laplace. L’attraction newtonienne ne rend, comme Laplace l’a montré, aucun compte des actions moléculaires. Pourquoi croire alors qu’elle est une loi primitive et antérieure à la constitution du système solaire ? Pourquoi croire surtout que ce soit elle qui ait présidé à l’évolution de l’histoire du monde et fait passer le milieu cosmique de son chaos de jadis à sa structure actuelle.

La loi de la gravitation ne serait-elle pas elle-même un produit de l’évolution cosmique et valable seulement pendant l’une des phases de la constitution du système ? Je me contente d’indiquer cette question ; je ne me sens pas de taille à y répondre même par une conjecture métaphysique ; mais de l’importance même de cette question encore insoluble je tire une conséquence : c’est qu’il est au moins téméraire avec les lois contingentes que nous connaissons de prétendre lire dans l’avenir le plus reculé de l’univers.

On a essayé, je le sais, de faire servir le principe de la « conservation de la force » à ces prophéties grandioses ; mais, malgré le grand mérite mathématique de quelques-uns de ceux qui se sont livrés à ces rêveries gigantesques, je persiste à croire que, au lieu de discourir sur l’avenir du système solaire au moyen du théorème de l’énergie, il serait d’une plus saine philosophie de rechercher si le principe ne pourrait pas se transformer au fur et à mesure que l’évolution transforme le déterminisme des phénomènes naturels[1].

Les déterminismes particuliers aux sciences biologiques, physico-chimiques et astronomiques sont de mieux en mieux connus chacun isolément ; mais notre ignorance doit courageusement reconnaître que les rapports de ces déterminismes entre eux sont encore une énigme, en dépit des phrases ambitieuses qui se débitent de temps à autre sur le sujet.

J’ai voulu montrer ce qu’était au fond le déterminisme mécanique. Si j’y ai réussi, je crois que les lecteurs concluront avec moi que ce déterminisme a ses conditions d’emploi et qu’il ne peut être conçu ni en toute rigueur, ni dune façon approchée, indépendamment de l’esprit humain, qui juge de sa rigueur ou de son degré d’approximation.

  1. Cette critique que l’on peut d’ailleurs étendre aux philosophes qui font du principe de la conservation de la force le pivot de leurs systèmes, consiste à leur demander si le principe est suffisant à expliquer l’évolution, s’il suffit à commander telle évolution plutôt que telle autre.